Les chasseurs luttent contre la Bête du Gévaudan

Notes sur le livre "La Bête du Gévaudan"

de Pascal CAZOTTES

par Robert Dumont

Pascal Cazottes La Bête du Gévaudan enfin démasquée ?

Lorsque j'appris la publication de la monographie de Pascal Cazottes, je confesse que ma première réaction fut: un livre de plus sur la Bête du Gévaudan; à quoi bon ? J'en ai déjà une demi-douzaine.

Je me trompais, et je fais amende honorable. Durant l'été 2004, l'un de mes amis, de passage dans l'Aveyron, fut reçu chez Pascal Cazottes qui lui dédicaça un exemplaire de son livre.


A son retour, mon ami a insisté pour me prêter cet exemplaire; et il a été fort bien inspiré. Lorsque je l'ai ouvert, le livre m'est apparu d'emblée placé sous les meilleurs auspices, puisque préfacé par François de Sarre, avec qui j'échange depuis plusieurs années une fructueuse relation épistolaire.


Je l'ai lu d'une traite et, dès le lendemain, mon premier soin a été de m'en procurer un exemplaire "à moi", qui a pris place dans ma bibliothèque aux côtés des monographies sur le même sujet signées Jacques Delperrie de Bayac, Xavier Pic, Gérard Ménatory, Félix Buffière et Michel Louis. L'affaire de la Bête du Gévaudan se révèle particulièrement complexe, et l'on peut la traiter de diverses façons.


Sans pour autant négliger aucun des multiples aspects du problème, Pascal Cazottes a choisi de privilégier une tentative d'identification de la Bête; et il a, dans cette optique, recherché et analysé d'autres affaires analogues auxquelles il consacre un chapitre intitulé « Les Sœurs de la Bête ».

Ce faisant, il a œuvré autant en cryptozoologue qu'en chroniqueur; ce qui n'est le propre d'aucun de ses prédécesseurs. Il cite une quinzaine de cas de Bêtes Mystérieuses, s'échelonnant en France sur un peu plus de deux siècles (de 1606 à 1817); alors que Jean-Jacques Barloy n'en cite que quatre et Gérard Ménatory, Félix Buffière et Jean-Paul Ronecker seulement trois. On imagine quel labeur long et fastidieux doit représenter cette « Piste des Bêtes Ignorées » poursuivie à travers des méandres d'archives; et combien il doit être frustrant de constater qu'au cours des siècles maints documents ont été détruits.


Mais en même temps on demeure rêveur, en pensant que ces Bêtes Mystérieuses, qui sporadiquement ont semé l'épouvante dans nos campagnes, ne se sont sûrement pas manifestées qu'en France, et qu'elles ont dû également laisser des traces dans les archives d'autres pays d'Europe; même si, là encore, une partie de la documentation se trouve irrémédiablement perdue.

Il convient ici d'ouvrir une parenthèse pour dire quelques mots du Livre de Michel Louis, qui cite neuf périodes s'échelonnant en France de 1421 à 1879, au cours desquelles des prédateurs solitaires ou grégaires se seraient, selon les chroniques, livrés à l'anthropophagie. Seules trois de ces périodes figurent sur la liste établie par Pascal Cazottes. Si paradoxale qu'elle puisse paraître au premier abord, cette divergence s'explique aisément, car les deux auteurs ne se sont pas fixé le même objectif.


Certes tous deux racontent l'histoire de la Bête du Gévaudan, mais Pascal Cazottes vise à démontrer l'existence d'un grand prédateur inconnu; il n'a donc retenu que les cas dont les rapports font état de similitudes physiologiques ou comportementales avec la Bête du Gévaudan. Alors que l'un des buts que poursuit Michel Louis est la réhabilitation des loups; comme il l'annonce sans détour dans sa préface et comme l'indique le sous-titre de son livre: « L’innocence des loups ». Il était donc logique que les deux auteurs n'aient pas été interpellés par les mêmes évènements.


L'affaire de la Bête du Gévaudan se présente moins comme une énigme que comme une mosaïque d'énigmes, dont chacune conduit à un thème de réflexion. Il est flagrant que, sur le nombre de victimes (plus de 100 même en ne considérant que les estimations les plus restrictives), certaines ne sont pas imputables à la Bête elle-même. Les hommes étant ce qu'ils sont, il est inévitable que, lorsque sévit un « tueur en série » (qu'il soit humain ou animal), d'aucuns profitent de la circonstance pour régler un compte personnel, avec la quasi-certitude que ledit tueur endossera sans problème quelques meurtres de plus.Il semble également que, durant ces sanglants évènements, se soit manifesté un personnage plus ou moins « déguisé » en animal.


Le 11 août 1765 la Bête attaque Marie-Jeanne Vallet, servante du curé de Paulhac. Notons au passage que pour ce faire, la Bête se dresse sur ses membres postérieurs. Sans perdre son sang-froid, Marie-Jeanne Vallet lui allonge un coup de baïonnette en plein poitrail. La Bête pousse un cri déchirant et porte l'une de ses pattes antérieures à sa blessure. A-t-on jamais vu un quadrupède accomplir un tel geste ?


Et que penser des bergers Antoine Pichot et Pierre Blanc qui prétendaient se livrer avec la Bête à des parties de pancrace ? Le 6 janvier 1765 deux femmes, se rendant des Escures à Fournels, sont abordées par un homme dont les vêtements crasseux et l'extrême pilosité leur cause une grande inquiétude. Le 25 avril 1767 ce sont quatre femmes qui à proximité de Servilange font une rencontre analogue et remarquent également l'état de saleté et l'extrême pilosité de l'homme qui les aborde.


Durant une nuit, que Pourcher ne date pas mais qui se situerait en mai 1767, un homme nu et couvert de poils se mue en animal sous les yeux d'un certain Pailleyre, qui éprouva en la circonstance une terreur dont il eut grande difficulté à se remettre. Dans son live « La Bête qui mangeait le monde », Xavier Pic réfute ces trois épisodes qu'il tient pour fables. Et s'ils comportaient une part de vérité ? Pailleyre décrit comme ayant le corps couvert de poils cet homme qui lui causa une telle frayeur et en lequel il a cru reconnaître Antoine Chastel.


Faisons abstraction de la métamorphose en animal, et demandons-nous si Pailleyre n'a pas véritablement vu Antoine Chastel se baignant dans un ruisseau au clair de lune; et si, comme d'aucuns l'ont avancé, cet homme velu qui causa à deux reprises une extrême inquiétude à des femmes, n'était autre qu'Antoine Chastel. Et ne perdons pas de vue non plus qu'aussi bien le 6 janvier 1765 que le 25 avril 1767, la Bête avait été signalée dans les parages de la rencontre. Antoine Chastel passait pour appartenir à une famille de sorciers, pour être lycanthrope et meneur de loups; on lui attribuait également maintes aventures picaresques vécues dans sa jeunesse, dont un séjour en Afrique du Nord où, racontait-on, il aurait été castré. Alors, en vertu du proverbe selon lequel « On ne prête qu'aux riches », demandons-nous si Antoine Chastel n'était pas par surcroît atteint d'hypertrichose, d'hirsutisme comme on disait autrefois.


L'hypertrichose peut ne pas être totale. On connaît des cas où elle envahit le visage, le cou et les épaules mais pas le reste du corps. Elle peut à l'inverse ne toucher qu'une partie du corps; voire envahir le corps tout entier mais non le visage où elle ne se manifestera que par une surabondance de la barbe et des cheveux. Atteint d'hypertrichose corporelle, Antoine Chastel n'aurait eu qu'à s'affubler d'un masque bestial (du type de ceux qui sont portés au cours des festivités païennes de Solstice) pour se donner l'apparence d'un animal. Mon argumentation est quelque peu tirée par les cheveux (ou par les poils) mais dans une affaire où tant d'éléments s'additionnent, s'entrecroisent et s'interpénètrent je pense que rien ne doit être négligé.


L'hypothèse proposée par Pascal Cazottes conduit à un autre thème de réflexion: si tous les témoignages s'accordent à désigner un agresseur appartenant à une seule et même espèce animale, il est tout à fait plausible que toutes les attaques n'aient pas été le fait d'un même individu. Durant certaines périodes, probablement assez brèves, deux Bêtes ont pu agir en même temps; ce qui expliquerait le don d'ubiquité prêté à la Bête, susceptible de se manifester presque au même moment, à des lieues de distance.


Relevons par exemple l'agression du 22 avril 1765. La Bête attaque deux jeunes bergers, mais elle est repoussée par un solide gaillard armé d'une hache. Elle prend la fuite et on la voit rejoindre une autre Bête plus petite qui, à son arrivée, lui flaire la gueule et lui lèche les lèvres. Contrairement au loup et au renard, la Bête du Gévaudan devait appartenir à une espèce peu répandue. Il devait également s'agir d'une espèce de mœurs solitaires, comme les ours et la plupart des félins.


Mais, si rare que soit un grand prédateur, il ne pousse pas comme un champignon. Il a forcément eu des géniteurs; ce qui implique l'existence ne serait-ce que de micro-populations. En outre tout Mammifère prédateur solitaire vit en couple pendant quelques jours, à l'époque du rut. Et la Bête du Gévaudan a dû à deux ou trois reprises rencontrer une partenaire, au cours des trois années durant lesquelles elle perpétra ses ravages. Je dis « une » partenaire car nous savons que la Bête était un mâle.


Faut-il conclure que l'on ne devrait pas dire "la" Bête du Gévaudan, mais « les » Bêtes du Gévaudan ? Je ne le pense pas, et ce pour trois raisons. Tout d'abord parce que la présence concomitante de deux Bêtes ne s'est vraisemblablement produite que durant des périodes fort brèves, et tout au plus deux ou trois fois au cours des trois années concernées.


Ensuite parce que l'on se heurterait au fait historique incontournable; à savoir que les meurtres ont cessé à compter du 19 juin 1767, date à laquelle Jean Chastel a abattu « la » Bête, c'est-à-dire « un seul » animal. En dernier lieu parce qu'au fil des temps la Bête du Gévaudan est devenue un mythe; et les mythes ont pour particularité d'être inébranlables.


Or cette dimension mythique, la Bête la tient pour une bonne part de son unicité.Par un phénomène de mythification inhérent à notre nature et si profondément enraciné dans notre psyché qu'il prend le pas sur le rationnel, nous la rêvons unique cette Bête dotée de pouvoirs démoniaques, capable à elle seule de répandre l'épouvante sur un territoire couvrant la superficie de trois départements; de surgir partout en même temps; d'éviter tous les pièges; d'échapper à toutes les battues; de déjouer des armées de chasseurs et de rabatteurs (20.000 hommes pour la seule traque du 7 février 1765 et près de 40.000 pour celle du 11); de tenir en échec tous les envoyés du roi; pour finir par être abattue par un seul homme, foudroyée d'une seule balle; une balle moulée dans le plomb d'une médaille mariale et bénie par l'abbé Prolhac archiprêtre de Mende.


Il y a dans l'histoire racontée de cette façon une dimension hiératique qu'il serait sacrilège de déflorer. La Bête doit rester unique, comme furent uniques, en quelque sorte tirés à un seul exemplaire, les monstres de la Fable vaincus par les héros et par les chevaliers. Donc respectons le mythe et continuons à parler de « la » Bête du Gévaudan. Mais l'on peut être passionné à la fois par la mythologie et la zoologie et, selon l'optique de cette dernière discipline, avancer que sporadiquement et, comme indiqué plus haut, durant de très brèves périodes, deux Bêtes oeuvraient en même temps. Si l'on adhère à l'hypothèse avancée par Pascal Cazottes, l'éventualité de la présence simultanée, mais sporadique, de deux Bêtes tombe sous le sens.


Elle est réfutée par Michel Louis. Mais Michel Louis est tellement motivé par son plaidoyer en faveur des loups, qu'il s'y attache autant qu'à la tentative d'identification de la Bête. Or, si l'on admet l'existence de deux (voire de plusieurs) Bêtes, le loup prendra immédiatement dans l'esprit du public la première place parmi les suspects. Ce qui est d'ailleurs totalement absurde; car, eu égard au comportement aberrant de la Bête, si la formule « Bête du Gévaudan » recouvrait en fait plusieurs prédateurs, il y a beaucoup plus de chances pour qu'il s'agisse d'un groupe de chiens féraux que d'une horde de loups.


Michel Louis a retracé les itinéraires de la Bête pour cinq des journées les plus meurtrières, au cours desquelles elle s'est manifestée dans plusieurs localités. Et il démontre que de tels parcours peuvent être effectués dans les délais requis par n'importe quel grand Canidé en bonne condition physique. Il a raison; c'est tout à fait possible. Mais ça l'est encore plus si, durant certaines de ces journées (pas forcément toutes) deux prédateurs sévissaient en même temps.

Autre thème de réflexion: il semble que la Bête (ou l'une des Bêtes s'il y en avait plusieurs) était dressée à attaquer l'homme. Les agressions d'animaux domestiques se comptent sur les doigts d'une main, alors que celles d'êtres humains excèdent largement la centaine.
D'une manière générale les grands Mammifères prédateurs se montrent partisans du moindre effort; ce que paraissent ignorer nos candides écologistes, qui n'avaient pas envisagé les conséquences sur le bétail de la réintroduction du loup.


Pourquoi en effet se lancer dans la poursuite harassante d'un cerf ou d'un chevreuil, ou affronter la combativité d'un sanglier, alors qu'il est si simple de se saisir d'un mouton. Or nous avons affaire ici à un prédateur que le bétail paraît laisser indifférent, et qui donne l'impression de considérer l'homme comme une proie de prédilection.Remarquons en particulier l'agression du 8 avril 1765, au cours de laquelle la Bête, pour atteindre une bergère, se fraie un passage à travers un troupeau de moutons, sans leur faire le moindre mal, et en se contentant de les écarter de son chemin à la seule force de son museau; alors que tout prédateur "connu" se serait simplement emparé du mouton le plus proche.


Ce type de comportement évoque irrésistiblement celui d'un requin, qui, surgissant au milieu d'une foule de baigneurs, jettera son dévolu sur l'un d'entre eux, et sur lui seul. Et si la victime choisie parvient à lui échapper, il la poursuivra sans prêter attention aux autres personnes, qui toutes cependant constituent des proies potentielles, et qui paradoxalement à cet instant précis ne courent aucun danger.


Un tel comportement a été mis en scène par Steven Spielberg dans « Les dents de la mer », où nous voyons le grand requin blanc, en quelque sorte obnubilé par la proie qu'il a choisie, passer à un mètre du fils de Brody, pétrifié d'épouvante, exactement comme s'il ne remarquait même pas sa présence. Mais la Bête du Gévaudan n'était pas un requin; c'était un mammifère prédateur terrestre.


C'est donc tout naturellement à celui d'un Mammifère prédateur terrestre que nous sommes portés à comparer son comportement. Il existe un cas analogue qui défraya la chronique, il y a un peu moins de trente ans; celui de la Bête des Vosges sur lequel je reviendrai. L'affaire dura moins de dix mois et le bilan s'éleva à 300 animaux domestiques agressés (sans parler des animaux sauvages; biches et chevreuils); mais aucun être humain ne fut attaqué.


Certes l'hypothèse d'un animal domestique, ou d'un animal sauvage "imprégné", dressé à attaquer l'homme, paraît la plus convaincante.
Et elle le serait, si la Bête du Gévaudan constituait un cas unique. Mais il y eut en 1632/33 la Bête du Calvados (30 personnes tuées); en 1655 les Bêtes du Gâtinais (300 personnes tuées); en 1669 la Bête de la forêt de Fontainebleau (150 personnes tuées); en 1693/94 la Bête du Benais (72 personnes tuées); en 1731/34 la Bête de l'Auxerrois (28 personnes tuées) … etc …


Peut-on raisonnablement soutenir, comme le souligne Pascal Cazottes, que dans toutes ces affaires de Bêtes Mystérieuses, il s'agissait d'animaux domestiques ou d'animaux sauvages imprégnés, dressés à attaquer l'homme? Certes il est fort possible que les rapports ne fassent état que des victimes humaines et négligent de mentionner les déprédations commises sur le bétail.


Toutefois il apparaît clairement que, dans tous ces cas de bêtes mystérieuses, les agressions d'êtres humains ont été incomparablement plus nombreuses que lors de déprédations (le plus souvent collectives) perpétrées par des prédateurs identifiables et « habituels », tels que les loups. Faut-il penser qu'il s'agissait d'animaux ressortissants d'une espèce pour laquelle l'homme constituait, sinon une nourriture de base, tout au moins une proie de prédilection? Et qu'en conséquence la Bête du Gévaudan n'aurait pas été exactement dressée à attaquer l'homme, mais que celui ou ceux qui la téléguidaient n'auraient fait qu'exacerber une tendance naturelle ?


Ces trois années de terreur, de carnage et de désolation, qui ravagèrent le Gévaudan, évoquent irrésistiblement l'ombre sinistre du « mangeur d'hommes », comparse incontournable des récits d'exploration de notre enfance, et le mythe du tigre qui, ayant goûté une fois à la chair humaine, se détournera dès lors de toute autre chair.

Un peu arbitrairement on peut répartir les mangeurs d'hommes (lions, tigres et léopards) en deux catégories. Il y a tout d'abord des animaux âgés, ayant en partie perdu leurs forces, leur vivacité et leur endurance; parfois aussi handicapés des suites d'une blessure. Et pour ceux-ci il est incomparablement plus aisé de s'attaquer à un être humain (en particulier s'il s'agit d'une femme ou d'un enfant) que de forcer à la course un cerf ou une gazelle.


En outre pour des carnivores aux dents devenues branlantes (parfois même en partie édentés), la peau humaine est infiniment plus facile à déchirer que le cuir des buffles, des zèbres et des antilopes. Mais maints rapports font également état de lions, de tigres et de léopards, nullement affaiblis par l'âge ou diminués par une blessure, qui s'étaient en quelque sorte spécialisés dans l'agression d'êtres humains.


Pour ne citer qu'un exemple, les célèbres lions mangeurs d'hommes du Tsavo qui en 1898 causèrent des ravages parmi les ouvriers chargés de la construction des voies ferrées avant d'être abattus par le colonel Patterson, étaient des animaux vigoureux dans la force de l'âge.
Bien que plus nombreux qu'on le pense généralement, les lions, tigres et léopards convertis à l'anthropophagie n'en constituent pas moins une minorité. C'est le fait de quelques individus; alors qu'il semble que l'anthropophagie était la règle chez l'espèce à laquelle appartenaient la Bête du Gévaudan et les Bêtes Mystérieuses qui furent à l'origine d'une quinzaine d'affaires analogues.

Ceci nous conduit bien évidemment à une tentative d'identification de la Bête. Et, si l'on admet qu'elle était dressée à attaquer l'homme et téléguidée, le problème est double: identifier l'animal, ce qui est du ressort du zoologiste; identifier celui ou ceux qui l'ont dénaturé (et qui sont les véritables coupables d'une centaine de meurtres), ce qui est du ressort de l'historien.


Bien que seul l'aspect zoologique du problème fasse l'objet du présent texte, il convient me semble-t-il de dire quelques mots des deux auteurs qui ont apporté une explication où la zoologie (tout au moins la zoologie « classique ») ne tient aucune place. Ces deux auteurs sont l'abbé Pourcher et le docteur Puech. Pour l'abbé Pourcher la Bête n'était pas un animal appartenant à une espèce déterminée, mais un monstre unique en son genre, envoyé par le Ciel pour punir les habitants de la région de leurs péchés.


Il faut croire qu'en Gévaudan et en Auvergne on péchait beaucoup plus que dans le reste de la France; en outre, lorsque l'on considère que la moitié des victimes étaient des enfants, on peut se demander si le châtiment divin ne s'est pas quelque peu trompé de cible. Ne soyons pas trop sévères avec l'abbé Pourcher; après tout son livre, « Histoire de la Bête du Gévaudan, véritable fléau de Dieu », publié en 1889, et qui est un pavé de plus de mille pages, constitue en quelque sorte la Bible sur la question et a évité à maints chercheurs qui ont suivi d'aller se perdre dans des forêts d'archives. Pour le docteur Puech, « Qu'était la Bête du Gévaudan ? » (1910), c'est tout simple: la Bête n'a jamais existé. Les meurtres étaient l'œuvre d'un fou sadique, secondé de comparses qui, pour donner le change, s'affublaient de peaux d'animaux.


Que l'on puisse énoncer sans rire des énormités pareilles, passe l'entendement. Car la Bête n'a pas seulement tué plus de cent personnes, elle en a blessé une quarantaine d'autres, qui n'en ont réchappé que parce que secourues in extremis, et qui s'en sont tirées au prix de terribles blessures, parfois de mutilations. Et, au cours de ces trois années, parmi ceux qui ont été attaqués comme parmi ceux qui les ont secourus en mettant la Bête en fuite, aucun n'aurait remarqué que l'agresseur n'était pas un animal, mais un être humain.


Un être humain qui au demeurant devait être doté de singulières mâchoires, si l'on prend en considération la gravité des morsures qui dans certains cas se révélèrent mortelles chez plusieurs victimes arrachées à la Bête. Lorsque l'on sait que le docteur Puech était professeur agrégé à l'Université de médecine de Montpellier, on se prend à imaginer quel prodigieux émule des Diafoirus père et fils il aurait pu inspirer à Molière.


Certes j'ai avancé plus haut qu'au cours de ces trois années sanglantes s'était probablement manifesté un être humain costumé en animal. Il n'en demeure pas moins que dans l'écrasante majorité des attaques, comme l'attestent des centaines de témoignages, l'agresseur était un animal. Tenter d'identifier la Bête a donné lieu à une dizaine d'hypothèses.Lorsque l'on a éliminé celles qui sont irrecevables (grand félin, glouton, grand babouin, quand ce n'est pas singe anthropoïde), restent en lice parmi les animaux connus quatre candidats: le loup, l'ours, la grande hyène tachetée et un "chien-loup" au sens premier du terme, soit un Canidé résultant d'un croisement entre représentants des deux espèces.


L'hypothèse du loup (soutenue par François Fabre, Xavier Pic, Jacques Delperrie de Bayac, Guy Grouzet et Félix Buffière) n'est pas crédible. Et ce pour une seule raison: des centaines de témoignages affirment qu'il ne s'agissait pas d'un loup. Or ces témoignages émanent d'habitants du terroir, accoutumés à voir des loups à longueur d'année, ainsi qu'à défendre contre eux leur bétail. De plus Martin Denneval, grand louvetier de France, qui passait pour compter 1.200 loups à son tableau de chasse, avait acquis la conviction que la Bête n'était pas un loup, et ne s'en départit jamais par la suite.


Encore moins crédible que celle du loup est l'hypothèse de l'ours. Car si la Bête se différenciait du loup, elle se différenciait de l'ours plus encore. En outre, comme l'ont souligné Pascal Cazottes et quelques auteurs avant lui, les ours hibernent. Or la Bête sévissait tout au long de l'année, au mépris des changements de saisons. L'hypothèse de la grande hyène tachetée connaît deux versions. La première invoque une hyène qui se serait échappée de l'une des ménageries ambulantes, stationnées à Beaucaire à l'époque de la foire. Si la Bête avait été une hyène, elle n'aurait pu être qu'une grande hyène tachetée (Crocuta crocuta) et non une hyène rayée (Hyaena hyaena) ou une hyène brune (Hyaena brunnea).


Un grand mammifère prédateur sauvage (Hyène tachetée ou autre), né en captivité, donc accoutumée à l'homme et ne le craignant pas, brutalement transféré dans la nature à l'âge adulte, pourrait-il avoir pour comportement de ne s'attaquer qu'à l'homme ? Je pense que ce n'est pas inimaginable. Mais en tout état de cause la candidature de la hyène n'est pas recevable, puisque l'animal abattu par Jean Chastel portait 42 dents et que les hyènes n'en ont que 34, parfois même seulement 32.


La seconde version de la hyène doit retenir toute notre attention, car elle est soutenue par Gérard Ménatory, mammalogiste chevronné et naturaliste de terrain. Grand connaisseur des loups (il en avait élevé une centaine en semi-liberté dans le parc qu'il avait créé en Lozère), il leur a consacré deux excellents ouvrages: « La vie des loups » (1969) et « Le Loup, du Mythe à la Réalité » (1987). Entre les deux, en 1984, il publia son livre sur la Bête du Gévaudan.


Et ce livre est sauf erreur de ma part le premier sur le sujet écrit par un auteur possédant de solides connaissances zoologiques. Tout autant que Michel Louis (plus encore peut-être) Gérard Ménatory s'est fixé pour objectif la réhabilitation du loup. Mais, alors que le livre de Michel Louis est un modèle de clarté, celui de Gérard Ménatory se ressent d'une construction un peu confuse.


L'auteur s'attache à démontrer que la Bête était une grande hyène tachetée, ramenée d'Afrique du nord par Antoine Chastel et dressée par ce dernier à attaquer l'homme; hypothèse qu'il emprunte à l'un de ses prédécesseurs, Abel Chevalley, dont le livre, dans sa première édition, avait été publié près d'un demi-siècle plus tôt (1936). Gérard Ménatory n'ignore pas bien entendu que l'animal abattu par Jean Chastel dans le bois de Tenazeyre ne pouvait être une hyène; ce qui le conduit pour soutenir son hypothèse à élaborer un scénario dont les extrapolations frisent par moments la mauvaise foi. Ce scénario est le suivant:


  • Antoine Chastel avait ramené d'Afrique du nord une hyène tachetée qu'il avait imprégnée, élevée et dressée à attaquer l'homme.
  • C'est donc cet animal qui a tué plus de cent personnes et en a blessé et mutilé une quarantaine. Jean Chastel était parfaitement au courant des exactions dont son fils, par l'intermédiaire de la hyène, se rendait coupable.
  • Cette série de massacres, à laquelle il devait prouver par la suite qu'il était de taille à mettre fin, le laissa totalement indifférent jusqu'au jour où la Bête tua la petite Marie Denty (16 mai 1967). Jean Chastel s'était pris d'affection pour cette enfant de douze ans, vis-à-vis de laquelle il se comportait comme un grand-père.
  • A quel moment exact prononça-t-il la célèbre phrase: « Bête, tu n'en mangeras plus ! », peu importe. Toujours est-il qu'en s'attaquant à la petite Marie Denty, la Bête avait signé son propre arrêt de mort.
  • Jean Chastel, on le sait, avait fait bénir trois balles par l'abbé Prolhac.
  • Selon Gérard Ménatory, l'une de ces balles abattit le 19 juin 1767 dans le bois de Tenazeyre un animal qui n'était pas la Bête, mais un simple loup.
  • La deuxième balle (le jour même, la veille ou le lendemain) occit la véritable Bête.
  • Et la troisième mit un terme à la ténébreuse existence d'Antoine Chastel.
  • Fallait-il que Jean Chastel ait nourri une inébranlable confiance en son adresse, pour n'avoir prévu que trois balles pour faire passer de vie à trépas un homme et deux fauves. Or, n'hésitons pas à le dire, ce scénario est totalement gratuit. Gérard Ménatory s'empêtre dans une succession d'incohérences et donne l'impression de se trouver prisonnier d'une histoire rocambolesque qu'il a montée de toutes pièces et qui en arrive à le dépasser.


Examinons les trois points forts du scénario:

1 - L’animal abattu par Jean Chastel dans le bois de Tenazeyre n'est pas la Bête, mais un simple loup. Ce ne peut être la Bête (si l'on admet que celle-ci était une hyène), puisque sa denture n'est pas celle d'un Hyénidé. Mais, lorsque Gérard Ménatory affirme qu'il s'agissait d'une loup, il se place en contradiction vis-à-vis du rapport établi, en présence du cadavre de l'animal, par Maître Marin, notaire royal et bailli de l'abbaye de Chazes (rapport sur lequel nous reviendrons ultérieurement), ainsi que vis-à-vis des multiples témoignages de tous ceux qui ont eu l'occasion de voir la Bête, vivante ou morte.
Et s'il s'acharne à désigner sous le nom de "loup" l'animal tué dans le bois de Tenazeyre, c'est pour respecter le scénario qu'il a construit et qui veut que la « vraie » Bête ait été tuée ailleurs, le jour même, la veille ou le lendemain. Dans cette optique l'animal du bois de Tenazeyre se devait de n'être que le plus banal des prédateurs susceptibles d'être rencontrés en France au XVIIIème siècle; c'est-à-dire le loup.


2 - La « vraie » Bête, la hyène ramenée d'Afrique du nord par Antoine Chastel, aurait donc été abattue ailleurs à peu près à la même date. Cette assertion est totalement gratuite, et Gérard Ménatory ne détient pas l'ombre d'une preuve pour l'étayer.


3 - Dans la foulée Jean Chastel abat également son fils Antoine. Or onze ans plus tard, Antoine se portait encore comme un charme puisque, comme en témoignent les registres paroissiaux, en date du 28 janvier 1778 il épousait une certaine Catherine Charitat. Pour la petite histoire, il lui fit même six enfants; ce qui, de la part d'un homme qui passait pour avoir été castré durant sa jeunesse, constitue une prouesse plus époustouflante encore que la dose de perversité dont il convient d'être nanti pour transformer un animal qui ne demandait rien à personne, en un précurseur de Remrick Williams, Jacques Vacher et Jack l'Eventreur.


On peut également se demander par quelle aberration un auteur tel que Gérard Ménatory, possédant de solides connaissances en mammalogie et sur les carnivores en particulier, a pu faire sienne l'hypothèse de la hyène. Car rien chez la grande hyène tachetée n'entre en conformité avec les particularités que soulignent les diverses descriptions de la Bête.

Regardez de profil une grande hyène tachetée. Son cou est long. Parmi les grands fissipèdes, elle constitue l'une des espèces chez lesquelles le cou est proportionnellement le plus long. Alors que la Bête est décrite comme ayant "le col gros et extrêmement court". Chez la hyène tachetée (plus encore que chez les deux autres hyènes) le garrot est surélevé ; ce qui implique une ligne dorsale déclive et fait paraître les membres antérieurs plus longs que les postérieurs.


Alors que la Bête est décrite comme ayant « les jambes de devant assez basses », ou encore « …elle est basse des pieds de devant », ainsi que « Elle a les pieds de devant beaucoup plus courts que ceux de derrière ». Les pattes de la hyène tachetée (comme celles de la hyène rayée) sont des pattes de coureur de plaine, au même titre de celles des loups et évoquent davantage la rapidité que la puissance. Or la Bête est décrite comme ayant des pattes « très fortes avec des griffes de la longueur d'un doigt », ou « des pattes extrêmement larges et armées de griffes redoutables », ou encore des pattes "aussi fortes que celles d'un ours". La queue de la hyène tachetée est courte, plus courte et moins touffue que celle des deux autres hyènes.
Or toutes les descriptions s'accordent pour attribuer à la Bête une queue longue et très fournie : « la queue extrêmement large, touffue et longue », ou « la queue longue comme celle d'un cheval, fort touffue », ou encore « la queue grosse comme le bras ».

On sait que, parmi les victimes de la Bête, une quinzaine furent décapitées. La formidable puissance des mâchoires de la hyène tachetée est certainement tout à fait capable de broyer des vertèbres cervicales humaines. Ces mâchoires ont-elles toutefois une longueur suffisante pour « emboîter une tête » (pour reprendre la formule de Pascal Cazottes) et pratiquer une décollation ?


On peut en douter. Mais Gérard Ménatory avance que les décapitations proprement dites étaient effectuées par Antoine Chastel, quand il se trouvait sur les lieux lorsque la Bête tuait. C'est également le point de vue de Michel Louis; ce qui nous conduit à cet auteur dont l'ouvrage, l'un des plus complet et des plus talentueux consacrés à la Bête, fut publié en 1992 et réédité en 2001, lors de la sortie sur les écrans du film de Christophe Gans « Le Pacte des Loups ». Tout comme Gérard Ménatory, Michel Louis, fondateur du parc animalier d'Amneville, est un zoologiste chevronné et un naturaliste de terrain.


Pour lui la Bête résulterait du croisement d'un loup et d'une chienne; elle aurait été dressée à attaquer l'homme par Antoine Chastel, lui-même stipendié par le Vicomte Jean-François-Charles de Morangiés, corrompu enlisé jusqu'au cou dans la dépravation. Ce qui nous fait deux sadiques au lieu d'un. « Sadiques » avant la lettre d'ailleurs, puisqu'à l'époque de la Bête du Gévaudan le « divin marquis » n'avait pas encore sévi dans le domaine de la littérature.


Michel Louis s'attache entre autres choses à élucider l'invulnérabilité de la Bête ; particularité si embarrassante que certains auteurs la passent sous silence et que Gérard Ménatory laisse entendre qu'il la tient pour faribole. Selon Michel Louis la Bête portait une cuirasse en peau de sanglier; hypothèse qui avait été avancée par Raymond-François Dubois dans son livre « Vie et mort de la Bête du Gévaudan » (1988).


Explication qui n'a rien d'invraisemblable; et lorsque Gérard Ménatory écrit « Cette étrange Bête semblait revêtue d'un gilet pare-balles », il perd de vue que, depuis l'Antiquité jusqu'au XVI ème siècle, furent utilisés des chiens de guerre qui portaient effectivement une cuirasse. Ce type de cuirasse protège le dos et les flancs, mais pas la tête ni le poitrail. Lorsque la Bête était frappée au flanc d'un coup de baïonnette, la lame ne pénétrait pas. Contrairement à la Bête des Vosges qui fut toujours systématiquement ratée, même par les tireurs d'élite, la Bête du Gévaudan essuya une quinzaine de coups de feu.


Chaque fois elle accusait l'impact en culbutant ou en boulant, puis se relevait et poursuivait sa course. Et l'on peut remarquer que, lorsqu'elle était repoussée à l'arme blanche, c'était uniquement quand les coups portaient à la face ou au poitrail. Et c'est bel et bien au poitrail que le 11 août 1765 elle récolta le célèbre coup de baïonnette, dont on pensa un temps qu'il avait été mortel. Mais était-ce bien la Bête que blessa ce jour-là l'héroïque Marie-Jeanne Vallet ?


Quant au coup de fusil de Jean Chastel, il fut tiré de face et, selon le constat du chirurgien Antoine Boulanger, « la balle a percé le cou, coupé la trachée artère et brisé l'épaule gauche ». Mais de toute façon lors de cette journée du 19 juin 1767, la Bête, pour une mystérieuse raison qui fera peut-être encore couler beaucoup d'encre, ne portait pas sa cuirasse.


Le livre de Michel Louis est, je le répète, l'un des meilleurs parmi ceux qui ont été consacrés à l'énigme du Gévaudan. Et il emporterait la conviction, n'était qu'il omet de traiter les autres cas de bêtes mystérieuses; ou plus exactement qu'il ne les prend en considération que dans l'optique de son dessein d'innocenter les loups. Laissons provisoirement de côté la question de la cuirasse, que très probablement la Bête du Gévaudan était seule à porter.


Si l'on retient l'hypothèse de Michel Louis, selon laquelle la Bête était le produit d'un croisement entre un loup et une chienne, on se retrouve devant un problème analogue à celui que pose l'animal dressé à attaquer l'homme. Peut-on raisonnablement admettre que dans tous les cas de Bêtes Mystérieuses et anthropophages, il s'agissait de croisements entre chiens et loups ? C'est là que le bât blesse et c'est sur ce point que le livre de Pascal Cazottes se révèle fondamentalement différent de tous ceux qui l'ont précédé.


Et j'inclinerais volontiers à penser que la clef de l'énigme (j'entends de l'énigme zoologique; c'est-à-dire l'identification de la Bête) se trouve pour partie dans le livre de Pascal Cazottes et pour partie dans celui de Michel Louis. Pascal Cazottes avance l'hypothèse d'une espèce animale non répertoriée par la Science (tout au moins à l'état vivant); un grand prédateur qui serait naturellement porté à voir en l'homme une proie de prédilection. Cette espèce serait à l'origine des diverses affaires des Bêtes Mystérieuses, qui durant des siècles ont sporadiquement défrayé la chronique et se sont signalées par de multiples cas d'agressions humaines et d'anthropophagie.


La Bête du Gévaudan aurait appartenu à cette espèce, sa propension naturelle à attaquer l'homme aurait été exacerbée par celui qui l'a imprégnée puis lâchée dans la Nature. Seule parmi toutes ces Bêtes, la Bête du Gévaudan aurait été téléguidée et seule elle aurait porté une cuirasse (hypothèse proposée par Raymond-François Dubois et reprise par Michel Louis). On peut imprégner un loup, alors pourquoi pas n'importe quel autre Mammifère carnivore. On peut revêtir d'une cuirasse un chien de guerre, alors pourquoi pas n'importe quel autre Mammifère carnivore.

Pour quelle raison aucun des auteurs de monographies sur la Bête du Gévaudan qui ont précédé Pascal Cazottes, n'a-t-il songé à l'hypothèse d'un animal spécifiquement inconnu? Parce que tous ont traité cette énigme zoologique comme un cas unique.


Ceux qui ont cité des cas analogues l'ont fait, soit à titre purement anecdotique (Félix Buffière); soit à l'usage d'une démarche effectuée parallèlement à la tentative d'identification de la Bête : la réhabilitation du loup (Gérard Ménatory, Michel Louis). Un peu en marge se situent Jean-Jacques Barloy et Jean-Paul Ronecker, en ce sens qu'aucun de ces deux auteurs n'a (tout au moins jusqu'ici) écrit de monographie sur la Bête du Gévaudan. Chacun des deux a publié plusieurs livres conçus sous forme de panoramas des énigmes animales, allant du yéti au serpent-de-mer, en passant par la survivance des dinosaures et du mégalodon.


Dans cette optique ils ont tout naturellement rencontré la Bête du Gévaudan, et tous deux citent comme des cas analogues les bêtes de l'Auxerrois, du Vivarais, du Calvados …etc, mais sans envisager une synthèse tendant à faire de tous ces animaux des représentants d'une même espèce ; une espèce inconnue à l'état vivant de la zoologie officielle


Dans un livre conçu selon la même optique que ceux de Jean-Jacques Barloy et Jean-Paul Ronecker, Richard Nolane parle de la Bête du Gévaudan comme d'un cas unique, et avance une explication calquée sur celle proposée par Michel Louis. Dans leur livre « Animaux mythiques et monstrueux », Eric de Goutel et Yves Verbeek considèrent eux aussi la Bête du Gévaudan comme un cas unique. Et ils concluent le chapitre qu'ils lui consacrent de la façon suivante : « Personne n'a jamais très bien su ce qu'était la Bête ; peut-être un descendant des Loups-hyènes des temps préhistoriques ».


Rien de plus agaçant que ces formules creuses qui consistent à avoir l'air d'en dire long, en énonçant sur un ton sentencieux une platitude qui se veut riche de sous-entendus. Qu'est-ce que Eric de Goutel et Yves Verbeek entendent exactement par « Loups-hyènes » ? Et si la Bête était un « descendant » d'une espèce des « temps préhistoriques » (autre formule des plus vagues), elle n'en est sûrement pas descendue par l'opération du Saint-Esprit. L'existence d'un seul individu implique nécessairement celle d'une lignée ininterrompue de géniteurs depuis ces fameux « temps préhistoriques » jusqu'à la seconde moitié du XVIII ème siècle; et conséquemment l'existence de micro-populations. En un mot l'existence d'une espèce non référencée. Alors, pourquoi ne pas aller jusqu'au bout du raisonnement ?


La question est en outre faussée du fait que l'affaire de la Bête du Gévaudan est la seule sur laquelle nous possédons une documentation importante et des rapports circonstanciés. Alors que ce que nous savons des autres affaires analogues est bien trop succinct pour donner matière à un livre.


Il est donc naturellement tentant, ainsi d'ailleurs que tout à fait légitime, de n'écrire « que » sur la Bête du Gévaudan. Mais il faut savoir qu'en agissant ainsi on occulte la véritable dimension zoologique du problème; et qu'on court le risque de tomber dans le même type d'erreur que ceux qui parlent comme d'un cas unique de l'énigme du Monstre du Loch Ness; alors que des animaux similaires ont été signalés non seulement dans d'autres lochs écossais, mais aussi dans des lacs d'Irlande, de Scandinavie et d'Amérique du nord, ainsi que dans des systèmes lacustres de l'hémisphère austral, et bien entendu dans les océans. Les auteurs, qui ont traité l'énigme zoologique que pose la Bête du Gévaudan comme un cas isolé, ont tenté d'identifier « un individu »; étant sous-entendu que l'individu en question ne pouvait qu'appartenir à une espèce connue.


Alors qu'en replaçant l'énigme du Gévaudan dans le contexte d'une quinzaine d'affaires analogues, Pascal Cazottes a tenté d'identifier « une espèce ». C'est la raison pour laquelle son livre est, comme indiqué plus haut, fondamentalement différent de ceux des autres auteurs. C'est aussi la raison pour laquelle sa démarche relève de la cryptozoologie; ce qui n'est le cas d'aucun de ses prédécesseurs.


« C’est peut-être bien un loup, mais de mémoire d'homme on n'a jamais vu un loup fait comme ça ». Telle pourrait être résumée, marquée au coin du bon sens populaire, l'opinion des habitants de l'Auvergne et du Gévaudan, ayant eu l'occasion de contempler l'animal abattu par Jean Chastel. Opinion corroborée par Maître Marin qui, avec le même bon sens, nota en une savoureuse formule que l'animal ne ressemblait vraiment à un loup « que par la queue et par le derrière ».


Remarquons tout d'abord avec une certaine surprise (pour ne pas dire une certaine déception) que la Bête, que la succession de ses sanglants exploits nous faisait imaginer sous l'aspect d'un véritable monstre, est loin d'atteindre une taille phénoménale. Sa longueur, du nez à l'extrémité de la queue était de 3 pieds, 8 pouces (1 mètre 19cm). Sa hauteur au garrot de 2 pieds, 5 pouces (78 centimètres) et son poids de 109 livres. Or il ne manque pas de loups excédant ce poids et ces dimensions.


Des observations consignées par Maître Marin (qui précise au passage que la Bête était de sexe mâle), auxquelles s'ajoutent celles d'autres témoins, nous pouvons tout d'abord relever cinq particularités « … les yeux couleur cinabre présentent une membrane singulière partant de la partie inférieure de l'orbite et venant au gré de l'animal recouvrir le globe de l'œil » La couleur du pelage est à dominance rougeâtre. « … les côtes sont disposées de telle façon qu'elles permettaient à la Bête de se retourner aisément, au lieu que les côtes des loups, obliquement posées, ne leur permettent pas cette facilité. » « … la tête est monstrueuse. L'ouverture de la gueule est de 7 pouces (19 centimètres), la mâchoire est de 6 pouces (16 centimètres) … les pattes sont armées de gros ongles, beaucoup plus longs que ceux des loups ordinaires. Les jambes sont fort grosses, surtout celles de devant. »


1 - La première de ces observations concerne une membrane oculaire que Maître Marin qualifie de « singulière ». Il ne peut s'agir que de la membrane nictitante, ou troisième paupière, dont notre espèce conserve un reliquat, sous forme d'une petite caroncule à l'angle interne de l'œil. Présente dans plusieurs classes de vertébrés, aussi différentes que les chondrichthyens et les oiseaux, la membrane nictitante se rencontre aussi chez plusieurs ordres de mammifères, les carnivores en particulier.
Il n'y a donc rien de surprenant à ce que la Bête en fut pourvue. Le relâchement musculaire post mortem l'avait probablement en partie déployée.


2 - La deuxième observation (le pelage rougeâtre) est plus surprenante; et cette couleur serait insolite si la Bête avait été un loup. Insolite, mais pas invraisemblable. Un loup pourrait être atteint d'érythrisme, ou rufinisme (pelage à dominance rouge) qui, moins fréquent que le mélanisme (pelage à dominance noire) et que le leucémisme (pelage à dominance blanche), se rencontre néanmoins chez les fissipèdes. L'érythrisme est relativement fréquent chez l'ours baribal et a été constaté chez le tigre. Mais comme de toute façon, la Bête n'était pas un loup … 


3 - La troisième observation, relative aux côtes, est bien trop vague pour permettre une analyse. Elle ne pourrait être prise en considération que si la Bête avait été disséquée et comparée à un squelette de loup. En dépit de son imprécision, elle corrobore toutefois les autres remarques de Maître Marin et de tous ceux qui ont pu observer la Bête, vivante ou morte ; à savoir qu'elle n'était pas « faite » comme un loup. Il en est de même des deux dernières observations: l'aspect monstrueux de la tête et la puissance des membres antérieurs. Prises isolément ces caractéristiques ne sont pas très déterminantes; mais rassemblées, elles ébauchent le portrait d'un animal qui diffère de tout ce que nous connaissons de la faune mammalienne d'Europe occidentale.


Ce qu'était la Bête du Gévaudan, les témoins de l'époque l'ignoraient (comme du reste nous l'ignorons toujours). Dans l'impossibilité de dire ce qu'elle était, ils ont donc, a contrario, dit ce qu'elle n'était pas. Notre esprit fonctionne de telle sorte que nous sommes incapables de décrire un animal qui nous est inconnu, autrement qu'en faisant référence à des animaux qui nous sont connus.
Et, comme parmi tous les animaux connus des habitants de l'Auvergne et du Gévaudan au XVIII ème siècle, c'est du loup que la Bête se rapprochait le plus, c'est tout naturellement en soulignant ce qui l'en différenciait qu'ils ont tenté d'en brosser le portrait.

Tout bien considéré, pour tenter d'identifier la Bête plus de deux siècles après les évènements, nous ne possédons du point de vue de la systématique que deux informations significatives. L'une a été relevée sur le cadavre de l'animal abattu par Jean Chastel ; c'est la denture. L'autre résulte d'observations comportementales de la Bête à l'état vivant; la faculté de se redresser sur les membres postérieurs pour combattre ou pour pénétrer dans une étendue d'eau.


Ce qui conduit à penser qu'elle était semi-plantigrade. De ces deux informations, les auteurs antérieurs à Pascal Cazottes n'ont en général retenu que la première ; en particulier les tenants de l'hypothèse du loup, qui ont fait de la denture leur cheval de bataille. Or la seconde information est tout aussi révélatrice, et c'est sur l'addition des deux que Pascal Cazottes a construit son analyse. Voyons ces deux informations; et tout d'abord la denture. Non seulement nous savons que l'animal abattu par Jean Chastel possédait 42 dents, mais de plus nous connaissons le détail de la formule dentaire.


Le procès-verbal établi par Maître Marin indique; « La mâchoire supérieure est garnie de 6 incisives, 2 grandes lanières et 6 molaires de chaque côté, soit 20 dents. La mâchoire inférieure est garnie de 22 dents, à savoir 6 incisives, 2 lanières semblables aux supérieures et 7 molaires de chaque côté. »


Sachant que le terme "lanières" désigne les canines et qu'au XVIII ème siècle on ne distinguait pas les prémolaires des molaires, à partir de la formule dentaire décrite par Maître Marin nous pouvons d'office exclure la Bête de toute autre famille des fissipèdes que les ursidés et les canidés. Les félidés possèdent 30 dents, parfois seulement 28; les hyénidés 34, parfois seulement 32; les mustélidés 34, 36 ou 38; les procyonidés 36 ou 38; les vivérridés 40. La denture de 42 dents est l'apanage des ursidés et de la plupart des canidés, exception faite de quelques espèces très particulières telles que le dhole, le chien des buissons et l'otocyon.


Voyons maintenant la semi-plantigradie. Les mammifères carnivores terrestres peuvent être :

    •    digitigrades

    •    semi-digitigrades

    •    semi-plantigrades

    •    plantigrades.


Lorsque l'on tente de répartir dans ce schéma les sept familles de fissipèdes actuellement représentées, il apparaît que les félidés, les canidés et les hyénidés sont tous digitigrades, et que les ursidés sont tous plantigrades.


S'agissant des trois autres familles le classement est loin d'être aussi net. Mustélidés et procyonidés comptent dans leurs rangs des semi-plantigrades et des plantigrades; quant aux viverridés, au sein de leur diversité ils réunissent les quatre options. A propos de ces quatre options, les mammalogistes emploient le terme « allure »; et ce à juste titre, car les quatre formules énoncées ci-dessus désignent autant la démarche que la conformation des pattes.


Démarche et conformation qui elles-mêmes se trouvent liées à un certain nombre de facteurs, tels que la rétractalité partielle ou totale des griffes, ou leur non-rétractalité, ou encore exceptionnellement la présence de palmures (Lutrinés). Chez les mustélidés, les procyonidés et surtout les viverridés, l'allure est plus un caractère spécifique que familial, d'autant que ces trois groupes comptent nombre d'espèces arboricoles qui n'adoptent pas le même type de progression lorsqu'elles se déplacent sur une branche horizontale et lorsqu'elles déambulent sur le sol.
C'est en particulier le cas du plus grand et du plus insolite des viverridés, le binturong d'Asie orientale qui, en raison de sa queue préhensible, fut tout d'abord classé parmi les procyonidés. En outre chez certaines espèces la distinction entre semi-digitigradie et semi-plantigradie se révèle si douteuse que plusieurs auteurs en sont venus à considérer les deux termes comme interchangeables.


Pour se montrer capable de se redresser sur ses membres postérieurs et, dans cette attitude, combattre ou pénétrer dans une étendue d'eau, la Bête ne pouvait qu'être semi-plantigrade.


Or il y a deux façons pour les fissipèdes d'être semi-plantigrades : La semi-plantigradie pratiquée par les mustélidés et les procyonidés, qui consiste à ne pas faire reposer sur le sol l'extrémité postérieure de la paume et de la sole. La semi-plantigradie, pratiquée par certains viverridés contemporains (civettes palmistes, nandinie) et par certaines formes terminales de fauves à dents en sabre (Homotherium), qui n'implique que les pattes postérieures; les antérieures étant digitigrades ou semi-digitigrades. Quelle que soit la semi-plantigradie propre à l'espèce à laquelle appartenait la Bête du Gévaudan, elle ne saurait concerner ni les canidés contemporains connus (tous digitigrades); ni les ursidés contemporains connus (tous totalement plantigrades). Nous sommes donc en présence d'une incompatibilité entre la conformation des membres et la denture.


La zoologie n'offrant pas de solution au problème, Pascal Cazottes s'est tourné vers la paléontologie, présumant que le « coupable » pourrait être un ressortissant d'une famille (ou d'une sous-famille) considérée comme officiellement éteinte. Dans la bibliographie de son livre il cite le Traité de Paléontologie publié sous la direction de Piveteau (Tome VI, volume 1), et c'est bien dans cet ouvrage, dont le chapitre traitant des carnivores a été rédigé par le Pr. Piveteau lui-même, que nous rencontrons la piste.


Elle se situe au sein d'une pépinière de formes, dont l'auteur souligne la multiplicité et l'aptitude à la ramification, et se révèle dans le groupe des "chiens-ours" (Amphicyoninés et hemicyoninés), parmi lesquels Pascal Cazottes propose le genre hemicyon, offrant les caractéristiques qui se rapprochent le plus de ce que nous savons de la Bête du Gévaudan. La reconstitution qu'il en présente dans son livre est démarquée d'une peinture de l'artiste animalier Graham Allen.


Une reproduction de cette peinture figure dans l'ouvrage collectif « Encyclopedia of Dinosaurs and Prehistoric Animals », édité à Londres en 1988; dont une version française fut publiée par Bordas en 1990, sous le titre « Les Animaux Préhistoriques ». On peut la tenir pour à peu près exacte, puisque le genre hemicyon est connu par des fossiles quasi complets.


Regardons l'animal reconstitué par Graham Allen. Remarquons sa silhouette de coureur de fond; sa tête massive et ses mâchoires puissantes et allongées, de taille à « emboîter une tête humaine » et probablement à pratiquer une décollation sans le concours de personne pour peaufiner l'opération; son encolure musculeuse, son poitrail compact et ses pattes robustes dont les antérieures sont plus courtes que les postérieures. Autant de traits qui se retrouvent dans les descriptions de la Bête, à travers les multiples témoignages. Un seul point me chiffonne : la conformation des pattes postérieures, digitigrades ou tout au plus semi-digitigrades.


Un animal de cette taille, capable de se redresser en station bipède, devrait posséder des membres postérieurs d'une conformation pour le moins semi-plantigrade, et en conséquence un calcaneum situé nettement plus bas. Si, comme le suggère Pascal Cazottes, la Bête du Gévaudan relevait bien du genre Hemicyon, elle devait appartenir à une espèce plus engagée dans la plantigradie que celle qu'a reconstituée Graham Allen; une espèce que la Paléontologie n'a peut-être pas encore découverte. Après tout, une espèce animale inconnue de la science à l'état vivant, n'est pas forcément connue à l'état fossile.


Peut-on envisager au sein d'un même genre, des espèces digitigrades et des espèces semi-plantigrades ? Sans aucun doute; le genre Homotherium n'a-t-il pas produit à la fois des espèces entièrement digitigrades, et d'autres dont seuls les membres antérieurs le sont, alors que les postérieurs sont plantigrades. Il est évidemment regrettable que Maître Marin dans son procès-verbal ne mentionne aucune particularité à propos de l'articulation des pattes postérieures.

Reste l'ichnologie. Au premier abord ce qu'elle nous enseigne viendrait plutôt infirmer la proposition qui précède. Les empreintes laissées par la Bête se révèlent à peine différentes de celles des loups, et évoquent donc un animal digitigrade. Existe toutefois un indice qui, quoique fort ténu, demande me semble-t-il à ne pas être négligé. Au nombre des personnalités, qui ont vécu le drame du Gévaudan et en ont laissé témoignage, nous rencontrons le chanoine Ollier, curé de Lorcières.


Dans un courrier adressé à l'intendant d'Auvergne, Ballainvilliers, le chanoine Ollier avait joint une bande de papier longue de 6 pouces (16 centimètres) sur laquelle il avait inscrit « Longueur de l'empreinte du pied du monstre. Quod vidi testor. » (j'atteste ce que j'ai vu). Une longueur de 16 centimètres constitue certes une empreinte de taille respectable. Et l'abbé François Fabre, tenant de l'hypothèse du loup, suggère dans son livre « La Bête du Gévaudan en Auvergne », qu'Ollier a pris ses mesures « sur une passée où l'animal aurait glissé ».


On pourrait sans doute se ranger de l'avis de l'abbé Fabre si par ailleurs, dans sa description de la Bête, le chanoine Ollier n'avait mentionné le passage suivant « … les pieds de derrière plus hauts que ceux de devant, sans griffes, ne donnent presque pas d'empreinte, si ce n'est comme un espèce de talon… ».


Que les pattes postérieures soient dépourvues de griffes est bien entendu invraisemblable; il n'en demeure pas moins que ces quelques lignes mettent l'accent sur la particularité de leur conformation en faisant allusion à un talon qui laisse une empreinte. Et si l'empreinte de 6 pouces de longueur correspondait à celle de la patte postérieure, de l'extrémité des pelotes digitales jusqu'à celle de la sole plantaire ? Avec une assise de 16 centimètres un Fissipède de la taille et du poids de l'animal abattu par Jean Chastel, serait tout à fait capable de se redresser à la verticale.


Dans cette attitude un Fissipède, mesurant 97 centimètres du nez à la naissance de la queue et 78 centimètres de hauteur au garrot (procès-verbal du Maître Marin) et dont la longueur du pied serait de 16 centimètres (témoignage du chanoine Ollier), atteindrait une hauteur d'environ 1 mètre 50. Cette évaluation vient-elle corroborer le rapport d'un autre témoin, l'abbé Trocellier curé d'Aumont qui mentionne: « … la Bête se redresse sur ses deux jambes de derrière, et, dans cette position elle badine de ses deux pattes de devant, pour lors elle paraît de la hauteur d'un homme de taille médiocre. » La formule « de taille médiocre » est évidemment assez vague, et pour l'apprécier il conviendrait de connaître la moyenne de taille des habitants de la région au XVIII ème siècle.


Qu'une espèce, relevant de la sous-famille des hemicyoninés (considérée comme éteinte au Pléistocène), ait survécu en Europe occidentale jusqu'au XVIII ème siècle, n'aurait rien de très surprenant pour qui est quelque peu familiarisé avec l'histoire de la zoologie.


Elle peut fort bien survivre encore aujourd'hui sous forme de micro-populations au nez et à la barbe de la science officielle; qui peut dire à quelle espèce appartenait l'animal rencontré à deux reprises dans le Var en 1966 ? Et le « Waheela » canadien que mentionne Pascal Cazottes (dont je n'avais jamais entendu parler et que j'ai découvert dans son livre) est peut-être un hemicyoniné. Les paléontologues ont déterminé plusieurs espèces d'hemicyon, dont l'une, hemicyon ursinus, vivait en Amérique du nord.


Le livre de Pascal Cazottes devrait faire date dans l'histoire de la littérature consacrée à la Bête du Gévaudan. Car il ne se contente pas d'ajouter une tentative d'explication de plus à toutes celles qui ont déjà été avancées. En envisageant la survivance d'un espèce animale tenue pour éteinte, espèce à laquelle appartiendraient non seulement la Bête du Gévaudan mais aussi les diverses Bêtes non identifiées qui sporadiquement au cours des siècles ont semé la terreur dans nos campagnes, il insuffle à l'énigme une dimension cryptozoologique. Ce livre devrait créer une certaine émulation, en ouvrant un champ d'investigation qui jusqu'ici n'avait pas été exploité, ni même envisagé.


Et les auteurs du futur, qui à leur tour se mesureront au problème, devront en tenir compte; qu'ils se rangent du point de vue de Pascal Cazottes, ou qu'à l'inverse ils se voient contraints d'établir une argumentation propre à le réfuter. Il est un point toutefois sur lequel je ne partage pas l'avis de Pascal Cazottes, lorsqu'il propose dans sa conclusion de replonger la Bête dans les oubliettes du passé et de la laisser dormir. Il ne convient certes pas de laisser dormir la Bête; ce qui n'est que justice d'ailleurs, puisqu'elle-même nous empêche de dormir.


Il convient au contraire de continuer à chercher, et à chercher encore, en prenant pour devise le précepte que nous a légué ce merveilleux écrivain d'une prodigieuse culture, que fut Marcel Brion : « Ce n'est pas ce que nous sommes qui compte, mais ce que nous cherchons. »

A D D E N D U M

DE LA BÊTE DU GÉVAUDAN À LA BÊTE DES VOSGES


L'année 1977 fut en France une année faste pour les amateurs d'énigmes animales.
Au printemps furent publiées presque coup sur coup une traduction de la monographie consacrée au Monstre du Loch Ness de Nicholas Witchell; et une traduction du livre sur les monstres lacustres de Peter Costello, présentée et préfacée par Bernard Heuvelmans. Puis à l'automne parut « Les Monstres du Loch Ness et d'ailleurs » de Jean Berton.


Mais le « Bestiaire insolite » ne se manifesta pas uniquement par le truchement de la production livresque et la floraison des monstres aquatiques; il fit aussi les choux gras de la presse à sensation, en suscitant dans une région d'élevage d'ovins, qui au demeurant s'en serait bien passée, un impudent quadrupède courant bois et champ et qui, entre le 28 mars et le 15 décembre, massacra près de 300 têtes de bétail, et tint en échec toutes les tentatives visant à l'abattre ou à le capturer, avant de disparaître aussi mystérieusement qu'il était apparu. Car l'année 1977 fut aussi l'année de la Bête des Vosges.


La différence essentielle, capitale, entre la Bête du Gévaudan et la Bête des Vosges est que celle-ci ne s'attaqua jamais à un être humain. Pour le reste, à deux siècles d'écart, la situation est quasi identique. Même biotope où les difficultés du terrain et la rigueur des hivers opposent aux battues des obstacles insurmontables: d'une part le relief chaotique du Gévaudan qui déconcerta des hommes tels que Duhamel et Denneval, accoutumés à manœuvrer en plaines; d'autres part la vastitude compacte, presque impénétrable du massif vosgien. Même propension diabolique de l'animal à déjouer tous les pièges, à échapper à toutes les traques, à parcourir en temps record des distances considérables pour surgir et frapper là où on l'attendait le moins.


Même comportement aberrant se traduisant par des massacres hors de proportion avec les besoins alimentaires d'un prédateur atteignant tout au plus la taille d'un grand chien. Et peut-être en outre, un autre point commun; il n'est pas invraisemblable que la Bête des Vosges ait été elle aussi dressée et manipulée. Dans son livre « Les Survivants de l'Ombre », Jean-Jacques Barloy écrit : « Il est possible que la Bête ait obéi à un sifflet à ultra-sons, ou ait été téléguidée à l'aide d'un appareillage placé dans les oreilles. » Gaston Picard, s'il ne va pas aussi loin, laisse entendre clairement néanmoins qu'il n'écarte pas l'hypothèse d'un animal manipulé.


Ayant travaillé durant plus de trente ans dans les Vosges en qualité d'enseignant en technique agricole et de spécialiste de la génétique animale, Gaston Picard a publié en 1989 une monographie sur la Bête des Vosges, dans laquelle il relate, avec une précision d'orfèvre, toute l'affaire au jour le jour, et parfois heure par heure. Il a pour ce faire épluché toutes les archives et interrogé plus de 400 témoins.


Malheureusement son livre (sorti aux Editions « La Nuée Bleue ») a été publié 12 ans après les faits, qui entre temps avaient sombré dans l'oubli, et est passé pratiquement inaperçu.


Si au XVIII ème siècle il n'était pas possible comme aujourd'hui de recevoir en direct, à peu de chose près, tout événement marquant, les nouvelles n'en circulaient pas moins.


Elles circulaient même un peu trop au goût de Louis XV, qui se serait bien passé du persiflage de nos voisins d'Outre-Manche. Un journal anglais avait en effet publié un article selon lequel les campagnes françaises étaient hantées par de tels monstres que l'un d'eux, en pays de Gévaudan, avait à lui seul mis en déroute une armée de 120.000 hommes, dont il avait dévoré un cinquième des effectifs et, pour faire bonne mesure, avalé par surcroît les pièces d'artillerie.


On oublie trop souvent qu'avec la Bête du Gévaudan, Louis XV n'en était pas à sa première « Bête Dévorante », comme on disait à l'époque. En 1731, alors qu'il n'était qu'un jeune monarque de 21 ans, il avait été confronté à l'affaire de la Bête de l'Auxerrois, et avait notifié au maire d'Auxerre de verser une prime de 200 livres à qui abattrait l'animal.


Comme en ce qui concerne la Bête du Gévaudan, des battues avaient été organisées (encore qu'avec beaucoup moins d'ampleur), qui se soldèrent par des échecs. Comme en ce qui concerne la Bête du Gévaudan, l'affaire avait duré trois ans; mais elle ne rencontra pas son abbé Pourcher, pour en retracer la chronique. Et comme en ce qui concerne la Bête des Vosges, l'animal disparut un beau jour et on n'en entendit plus parler.

La Bête de l'Auxerrois laissa peu de traces dans les archives; si peu que la plupart des auteurs ne la citent que pour mémoire et que certains ne la mentionnent même pas. Il n'en fut pas ainsi pour la Bête du Gévaudan; et si aucun journal français ne sombra dans l'humour discutable de la presse anglaise, la Gazette de France et le Courrier d'Avignon n'en rapportaient pas moins les agressions et les meurtres dans toute leur atrocité. A cette époque les fastes de Versailles et l'entretien des maîtresses du roi étaient incomparablement moins bien acceptés par le peuple que durant le règne précédent.


Et qu'un monarque, dont le train de vie dilapidait tant de deniers, ne fut pas de taille à mettre fin au fléau qui ravageait l'une des régions du royaume, était assez mal ressenti. Simplisme et manichéisme constituent les inusables recettes permettant de manœuvrer les foules de toutes les époques, quelles que soient leur nationalité, leur religion ou leur ethnie. Et à compter du début de l'année 1765 l'affaire prit l'image d'un duel entre la Bête et le roi de France.


C'est à cette époque que Louis XV fixa à 10.000 livres le montant de la prime promise à l'homme qui abattrait la Bête (soit 50 fois plus que celle qui avait été promise pour la Bête de l'Auxerrois). Précisons au passage que Jean Chastel qui fut cet homme, ne vit jamais la couleur de la prime. Le 15 septembre 1764 le capitaine Duhamel à la tête d'un détachement de dragons entre en campagne sur les ordres du comte de Moncan gouverneur du Languedoc.


Le comte de Moncan est dans cette province le représentant du roi; mais il n'en est que le représentant. Or dès le début de 1765 ceux qui seront chargés de se mesurer à la Bête ne tiendront plus leur mission d'un représentant local du souverain, mais du souverain en personne: Denneval, premier louvetier de France, à compter de février; et de Beauterne, porte-arquebuse du roi, à compter de juin. Après les échecs successifs de Duhamel et de Denneval, de Beauterne n'a plus le droit d'échouer: il en va de l'honneur du roi.


Et, pour que soit sauf l'honneur du roi, le grand loup abattu en date du 21 septembre devra coûte que coûte être la Bête. Or, comme nul ne l'ignore, le grand loup d'Antoine de Beauterne n'était pas la Bête; et les exactions se poursuivirent durant plus d'un an et demi, jusqu'au 19 juin 1767. Mais officiellement le roi avait vaincu et la Bête était morte.


Et dès lors la Gazette de France et le Courrier d'Avignon (qui avaient d'ailleurs annoncé le triomphe d'Antoine de Beauterne) n'en parlèrent plus, ayant reçu ordre de n'y plus faire allusion. A l'époque de Voltaire et de Beaumarchais la monarchie absolue brillait de ses derniers feux; mais ces feux étaient encore suffisamment puissants pour juguler la presse.


L'attitude journalistique en 1977, pour différente de celle adoptée en 1766-67, n'en fut pas plus honorable. On était à une époque où les nouvelles vont vite, où un fait divers chasse l'autre et où le lectorat se lasse rapidement d'une information répétitive. Or quoi de plus fastidieux que, durant dix mois d'affilée, rencontrer chaque matin à l'ouverture de son journal, en trempant son croissant dans son café crème, cette interminable litanie de moutons égorgés. Les ruraux, fût-ce même indirectement, se sentaient plus ou moins concernés; mais les citadins…


Continuer à parler de l'affaire sans pour autant lasser le lecteur, tel fut le défi lancé à « l’abominable vénalité de la presse », pour reprendre le mot de Léon Daudet. Les titres fracassants des articles étant devenus éculés, les journaux à sensation entreprirent de changer de ton en rééditant le style pamphlétaire adopté par leurs homologues d'Outre-Manche deux siècles plus tôt. Sous la plume des scribes de service la Bête revêtit progressivement les oripeaux des monstres mythologiques, à grand renfort d'allusion à des films d'épouvante, « Le Bal des Vampires » de Polanski en particulier.


Et la forêt vosgienne se métamorphosa peu à peu en la lugubre sylve de Transylvanie sur laquelle plane l'ombre de Dracula. Dès lors, pour parfaire l'imposture, il ne restait plus qu'à rabaisser les habitants de la région à l'étiage de ce « Paysan du Danube » auquel La Fontaine consacra l'une de ses fables. Ce fut chose faite dans un article publié dans L'Express du 21 novembre 1977, dont est extrait le passage suivant: « Les habitants de la Bresse, sud des Vosges, forment une communauté de 4 à 5.000 personnes repliées sur elles-mêmes, qui ont longtemps vécu à l'écart, des marginaux en somme, qui ont des réactions identiques à celles d'il y a deux cents ans ».


Outre leur stupidité intrinsèque, ces quelques lignes témoignent de l'indécrottable propension à prendre systématiquement les problèmes à l'envers. Car il ne s'agissait pas d'une population rurale qui devant une situation de fait montrait « des réactions identiques à celles d'il y a deux cents ans »; mais d'une situation de fait qui à deux cents ans d'écart se renouvelait à l'identique. Situation qui peut se définir ainsi: intrusion dans une région mi-forestière mi-pastorale d'un prédateur insaisissable au comportement aberrant, semant la dévastation sur son passage.


Ce prédateur trouve refuge dans le milieu forestier, qui oppose aux battues des obstacles naturels quasi insurmontables, et qui en même temps lui offre un biotope au sein duquel il est autant dans son élément qu'un poisson dans l'eau. Il convient d'ajouter à cela que la Bête des Vosges était douée d'une rapidité, d'une endurance, d'une habileté et d'une ruse exceptionnelles, même pour un loup, si toutefois elle était un loup.


L'évidence qui s'imposait et que nul ne voulut voir, parce que précisément elle sautait aux yeux (ou parce que par trop mortifiante pour notre vanité), est que pour combattre un tel animal « sur son terrain », nous étions aussi démunis au XXème siècle (et peut-être davantage encore) que les hommes des siècles passés. Cela en revanche aurait pu constituer un sujet d'article.


Vingt-six battues ont été organisées contre la Bête des Vosges, totalisant plus de 1.800 hommes (gardes-chasse, chasseurs locaux et autres, gendarmerie, armée, tireurs d'élite).


Evidemment cela peut paraître dérisoire, comparé aux battues organisées contre la Bête du Gévaudan dont, comme nous l'avons vu, celle du 11 février 1765 mobilisa à elle seule près de 40.000 participants, et fut, comme le rappelle Michel Louis, la seule fois au cours de l'Histoire où la traque d'un unique animal mit autant de monde sur le pied de guerre.


Mais le principe reste le même; et le résultat aussi d'ailleurs: échec sur toute la ligne dans les deux cas. Lorsque l'on lit coup sur coup l'histoire de la traque de la Bête du Gévaudan dans l'ouvrage de Michel Louis et celle de la Bête des Vosges dans celui de Gaston Picard, on ne peut qu'être frappé par un degré de similitude tel que certains passages paraissent presque interchangeables.


Ces diverses adéquations soulignent d'autant plus un surprenant paradoxe. Les corps de l'armée et de la gendarmerie, qui participèrent à la traque de la Bête des Vosges, comptaient dans leurs rangs des tireurs d'élite, munis d'armes automatiques perfectionnées, équipées d'une lunette de visée.


Or, alors qu'une douzaine de fois la Bête du Gévaudan culbuta et boula sous l'impact d'un coup de feu, la Bête des Vosges ne fut jamais touchée. C'est d'autant plus étonnant que les armes à feu utilisées durant la décennie 1760 étaient des fusils et des pistolets à silex, presque toujours à un coup rarement à deux) se chargeant par le canon et nécessitant l'emploi d'une corne à poudre.


(Les premières armes à percussion ne devaient apparaître que durant les toutes dernières années du XVIII ème siècle).

Des armes donc, dont le chargement était laborieux et le maniement incertain; le rabat de batterie n'empêchant pas à coup sûr la poudre versée dans le bassinet d'être emportée par un coup de vent ou de perdre son inflammabilité sous l'action de la pluie ou de la neige.


Des armes au demeurant fort belles esthétiquement parlant, au point d'être considérées comme des objets d'art et d'être devenues des pièces de collection, mais qui, comparées aux armes contemporaines, manquaient de précision. Il y avait certes au XVIII ème siècle des tireurs adroits, mais on ne saurait parler de tireurs d'élite… excepté bien entendu dans les romans de Fenimore Cooper.


Robert Dumont

Texte présenté ici avec accord de l'auteur, merci de le respecter.

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