Les chasseurs luttent contre la Bête du Gévaudan

La Bête du Gévaudan

texte tiré de la revue Gringoire du 31 octobre 1941

Robert Burnand

Je viens comme à l'ordinaire, de faire ma promenade. Perclus et podagre que je suis, je ne peux aller bien loin. C'est vers le calvaire, à la fourche du chemin de Saint-Chély que me portent mes vielles jambes. Je m'assieds au pied de la croix, elle est vielle aussi et caduque, mais elle tient encore. Parfois l'hiver, quand le vent du causse souffle en tempête, les bonnes gens, claquemurés dans leurs maisons que secoue l'ouragan se disent entre eux « cette fois pour sur, le calvaire ne résistera pas, demain nous n'en trouverons plus trace à la croisée de la route.» Mais rien n'a pu démolir le crucifix, ni la pluie qui pourrit le bois, ni la neige que la bise amoncelle dans ce bas-fond.


Il y a là un tas de moellons que j'ai toujours vus. Quand j'étais enfant, je venais avec d'autres polissons de mon age, chercher des lézards sous les  pierres, moins dans l'espoir de les attraper que pour le plaisir de les voir filer plus rapide qu'un rayon de lumière et disparaître. Maintenant, ils ne se méfient plus. Les vieux de ma façon, restent comme eux immobiles, des heures durant, à se chauffer au cagnard, je prends le soleil avec les lézards. Je me plais au silence. Rien ne le trouble que le bruit du vent dans les hautes branches, le chant d'un coq ou le bruit aigu d'un oiseau de proie qui plane au ciel. Quand s'allonge dans les champs l'ombre des châtaigniers, je rentre sur mes crosses jusqu' à la maison.


C'est la première du village, non point en importance, elle n'est ni plus spacieuse, ni plus haute que les autres, mais c'est elle d'abord qu'on aperçoit. La porte s'ouvre au bord même de la route royale qui va de Mende à Saint-Flour en Auvergne. Lorsque je n'ai pas le courage de marcher, je porte ma chaise sur le seuil et j'attends que passe quelqu'un ou quelque chose.


Que de fois, je suis parti, que de fois je suis rentré pendant ma longue vie, que de fois j'ai pris la route, puis le chemin, le sentier, la draille. Un marchand d'almanachs ne doit plaindre ni sa peine, ni son temps, il lui faut cheminer en toute saison et suivre le plus dur parcours. S'il s'écorche aux broussailles, tant pis pour lui, s'il s'égare, il en sera quitte pour dormir à la belle étoile, si la pluie le prend, il tirera son capuchon sur sa tête et s'il rencontre le loup, il tâchera de lui faire peur.


Je l'ai rencontré bien souvent, à la nuit tombante. Il ne m'a jamais pris au dépourvu. Chaque fois, Finette, ma mule, m'avertissait du danger. Quand je la sentais nerveuse sous moi, inquiète, pointant les oreilles vers le fourré, je devinais que le loup n'était pas loin. Et, soudain, ma bête s’arrêtait net, butée sur ses quatre pieds. Je voyais alors une masse sombre, des yeux brillants. J'armais ma vielle pétoire, était-ce le bruit qui effrayait le brigand ou l'odeur de ma poire à poudre, tant il est que je l'entendais grommeler dans les broussailles et s'enfuir sans que j'eusse à faire feu.


Finette prenait le galop jusqu'à ce que je l’arrêtasse pour la rassurer, lui caresser l'encolure « tout doux ma belle, n'ai crainte, les loups ne sont pas si méchants qu'on dit ». Et, de fait, ils se bornaient à venir le soir hurler autour des maisons, souffler sur la porte des bergeries et faire crier de peur les petits enfants dans leur lit. Ils ne s'attaquaient pas aux hommes, ni même aux femmes, hormis certain loup, une maudite bête......

Mais c'est là une histoire que je dirai tout à l'heure.


C'est à M. le curé de Julianges que je dois d'être ce que je suis et non point ce pourquoi j'étais né, c'est à dire petit berger sur le causse. Mes parents n'avaient rien et eussent ils même possédé quelque chose qu'étant de la religion, ils n'en auraient guère profité. Les dragons étaient chez nous comme ma pauvre mère accouchait de moi. Ce n'était point de méchantes gens, ils faisaient plus de bruits que de mal et même, voyant ma mère si près de son terme, ils lui donnaient parfois un coup de main dans le ménage.


Elle mourut en me mettant au monde et mon père la suivit de près. La maison fut vendue à la criée et une voisine prit soin de moi. Bien que papiste, elle avait bon cœur et s'attristait à l'idée de laisser mourir de misère et de faim une créature innocente, elle m'emmena sous son toit et m'éleva en même temps qu'un petit garçon qu'elle venait d'avoir « quand il y en a pour un, il y en a pour deux. » disait-elle en caressant sa poitrine généreuse qui emplissait largement son caraco.


Je grandis ainsi, occupé à soigner les bêtes. Elles n'étaient pas nombreuses, une chèvre, trois ou quatre brebis, deux maigres vaches et le chien, mon ami. Je les menais tous ensemble à la pâture. Il faut aller la chercher bien haut. Les moutons, depuis des siècles et des siècles qu'ils vont chaque année, tout droit de la plaine à la montagne, n'ont guère laissé d'herbe sur leur passage. La draille semble un ruisseau de pierre, ne poussent sur les bords que des genêts, des ronces et de-ci de-là, des fougères dures et piquantes dont les troupeaux ne veulent pas.


A vivre sous le ciel, avec des bêtes innocentes, j'aurais peut-être trouvé la sagesse, laquelle consiste à ne point regarder plus loin que son horizon. Toute ma vie, je n'eusse rien fait que pousser devant moi mes vaches, ma bique, j'aurais porté les agneaux dans mes bras et causé avec mon chien en regardant l'ombre des nuages courir sur la campagne, M. le curé changeât ma destiné.


Un dimanche, comme je venais de servir sa messe, il m'interrogea. Il avait connu mes parents et les tenait, encore que huguenots pour gens de bien et de labeur. Il me parla d'eux avec amitié et me recommanda de ne point oublier leur mémoire « tu les retrouveras au Paradis mon petit, j'espère bien les y revoir aussi. Je ne suis pas très sur, ce disant, de ne point sentir un peu le fagot (NDW : être soupçonné d'hérésie d'impiété). Bah! Je ne serais pas grillé pour avoir donné une pensée à mes amis de la vache à Colas. » Cet homme excellent me prit sous sa protection, et m'enseigna le peu que je sais.


A force de lire des livres, et faute d'en pouvoir acheter, je me mis en tête d'en vendre et d'aller voir hors des limites de ma paroisse, si le ciel était plus clair, le vent moins rude et s'il se trouvait quelque part, une plus jolie fille que Marinon, la nièce du boulanger de St. Privas-du-Fau.


J'espérais l'oublier en m'éloignant, car la belle se riait du petit berger. Le prestige du voyageur fut plus grand à ses beaux yeux. La première fois qu'elle me vit, en habit du dimanche, les cheveux bien peignés et noués en cadenette, une besace neuve aux reins, mon porte manteau roulé sur ma selle, et finette brossée, poncée, les sabots cirés, un petit bouquet de coquelicots à la têtière. Marinon ne détourna pas la tête, en riant comme elle avait accoutumé de le faire.


De sa fenêtre, elle me criât le bonjour « Ou t'en vas tu si beau, Petit-Louis ? Prends garde aux dames de la ville. Ce n'est pas du gibier pour toi, mon pauvre. » Elle se moquait, mais je voyais bien que ses regards étaient moins railleurs qu'à l'ordinaire.


Je voyageai ainsi à travers tout le pays. J'appris à ouvrir mes yeux et mes oreilles, à ne pas croire tout ce que disent les gens et à raisonner d'après ma jugeote. De bourg en bourg, de province en province, je finis par quitter ma montagne. Je fis connaissance avec la plaine, les champs de vignes écrasés de soleil, les olivettes, les pinèdes. Alors que chez nous, on se ruine pour un verre de piquette, là-bas on buvait du vin vieux à plein cruchon et pour quelques liards.


A Montpellier, je vis les dames sur l'Esplanade, les soldats qui faisaient la manœuvre aux Champs-de-Mars et M. de Saint Priest, intendant du Languedoc, dans son carrosse. Je bavais aux boutiques, j'y trouvais de quoi emplir largement mon porte-manteau de livres nouveaux, auxquels je joignais quelques bimbeloteries, propres à séduire les dames et tendrons de la campagne.


Mais plus que les magasins, les spectacles, les cabarets, tous les plaisirs me réjouissaient les heures que je passais en compagnie de mon frère de lait. Il avait prit du service dans la cavalerie du Roi et à son retour de la guerre, on l'avait envoyé à Montpellier pour remonter son escadron en chevaux frais. Sa besogne finie, il rentra au pays avec moi. Quand il parut dans l'uniforme de Chamborand, le plus beau régiment des Houzards, tout le village se mit aux fenêtres pour le voir passer. Il avait fière mine avec la veste d'azur soutachée d'argent, la pelisse à l'épaule, sa culotte couleur de châtaigne et son plumet.


Je me souviens fort exactement de la dernière soirée que nous passâmes ensemble au village. Nous buvions chopine à l'auberge de la Bonne Rencontre, quand un voyageur entra qui demanda à souper. Il venait de Mende ou il appartenait, disait-il, à la maison de Monseigneur. Sa grandeur venait de tenir les États du Gévaudan à Marvejols.


- « Si l'un de vous », dit le compagnon, « peut jamais assister à l'ouverture des États, qu'il n'y manque point. C'est un spectacle rare de voir réunis dans une si pauvre cité tant de brillants personnages en grand habit. »


Et nous décrivait les délégués de Monsieur l'Intendant, les représentants de nos seigneurs de Nîmes, d'Alès, d'Uzès et de Viviers, le sénéchal de Beaucaire, les Prieurs de Sainte Enimie et de Langogne, l'abbé des Chambons, les huit barons-pairs et les douze gentilshommes de Gévaudan, sans parler des consuls des dix-sept communes notables. Tous ces « hautains » comme on dit chez nous, ayant discuté savamment des intérêts de la Province, soupé à la table du juge-maire de Marvejols avaient regagné qui son diocèse, qui sa maison de ville, qui sa Châtellenie.


Non sans quelques inquiétudes, cependant. Des bruits étranges courraient. Les routes n'étaient pas sures, encore que la maréchaussée du Roi y patrouillât comme il faut. Mais que peuvent les gendarmes les mieux armés contre les bêtes fauves ? On signalait l'une de celles-ci qui attaquait, non point les troupeaux, mais les chrétiens, c'est pourquoi, au moment de prendre les chemins de montagne, les nobles seigneurs des États de Gévaudan tremblaient dans leurs chausses.


- « Ils eussent mieux fait, disait notre homme, de boire un bon coup et ne point s'attarder à ces fariboles. La bête maligne qu'on a vue dans la campagne n'est friande que de chair fraîche: c'est vous dire si elle n'a que faire du vieux cuir de ces messieurs. Ce n'est pas comme vous ma mie », ajouta t-il en pinçant le menton de Mme Paparel, patronne de la Bonne Hôtesse. « Il y a sous ce fichu, de quoi mettre en appétit les moins affamés des loups-garous. »


Il parlait ainsi par politesse. Car l’hôtesse était jeune, brèche-dent et de chétif corsage, mais elle se laissait prendre aux bonnes manières, ce qui nous valut, à ses frais et dépens, une nouvelle tournée de vin clairet.


Cette soirée d'automne, je ne l'oublierai de ma vie, elle marquait pour nous, et sans que nous puissions en douter, le commencement d'un cauchemar. La mort qui devait roder pendant des mois et des mois autour de nous, venait sous les espèces de cet inconnu, d'entrer dans la salle enfumée du cabaret et de s’asseoir, invisible à nos cotés.


- « Un gros loup », disait l'homme de Mende, « un loup énorme, un loup tel qu'on n'en a jamais vu. Au fait, est-ce bien un loup? La plus terrible bête, en tous cas qu'on ait jamais vu. Dieu vous garde de la voir jamais chez vous. Elle chasse présentement en Vivarais, mais on la vu ailleurs, à des lieux et des lieux plus loin, c'est à croire qu'elle court dans la montagne plus vite que le vent, espérons qu'on l'aura tué avant qu'elle arrive jusqu'ici. A votre santé, mes braves, à vos amours, belle dame. »


Ayant bu, il ouvrit la porte et disparut dans la nuit, laissant derrière lui des visages inquiets, des esprits troublés. Mon houzard de frère, lui même, paraissait décontenancé.


Soudain il donna sur la table un rude coup de poing.

- « Voilà-t-il pas des contes de ma grand mère! Un loup ? Qui a jamais eu peur d'un loup? Et que vient donc ce drôle nous rabattre les oreilles avec son bavardage. Si la Bête ne s’intéresse qu'aux tendrons, on mettra les femmes et les filles sous clé à la maison. Si maintenant, les évêques et les consuls de ville se mettent à trembler parce qu’un loup montre ses oreilles au tournant du chemin, il faudra qu'on envoie les dragons et les housards de sa majesté faire la chasse aux fauves? Ne faites pas cette mine longue d'une aune, tonnerre de bonsoir! Il n'y a rien à craindre, je vous dis, rien, et vous pouvez en croire un soldat du Roi qui revient de guerre. Au diable les capons, les couards et les trembles-guibolles... versez-nous à boire, mère Paparel, et trinquez, s'il vous plaît avec moi. »


Il tendit son verre, mais je vis qu'il tremblait à ses doigts. La terreur était entrée en nous, en nous tous, je ne suis pas sur, après tant d'années, qu'elle soit complètement sortie de moi.


C'est un grand miracle, non de Dieu mais du diable, qu'on ne sache pas encore ce qu'était cette bête, même aujourd'hui qu'on l'a vue, tuée, morte, empaillée, qu'on la peut-être oubliée. Les vieux comme moi se souviennent et ne comprennent pas encore. Me voici tout près de mes quatre-vingt ans, je n'ai plus un bien long parcours à faire jusqu'au cimetière. J'ai vu la grande révolution, sous les Aigles, j'ai traîné mes guêtres par les pires chemins. La mort ne m'a jamais fait peur, ni son cortège. On ne m'a vu baisser le front devant la mitraille, ni l'échine devant les sans-culotte aboyeurs de guillotines.


Et pourtant, à cette heure encore, je reste interdit en pensant à la Bête, tremblant comme une vielle mamelle. Je ne l'ai jamais vue, encore qu'elle dédaigna de se cacher. Ceux qui l'on aperçue, qui ont bataillé contre elle, j'ai idée qu'ils n'avaient pas en la voyant, leur tête à eux, ni leurs yeux bien clairs, sans quoi, il ne se serait pas sans doute trouvé tant de gens pour dire qu'elle était comme-ci ou comme-çà et jamais deux fois pareille. Cette bête, voyez vous, c'était le démon. Elle se transformait, je le crois, comme elle voulait et jetait à ses adversaires, un sort qui les rendait aveugles, faibles, impuissants contre sa force maudite.


J'étais encore un petit garçon quand, furetant dans le grenier, je trouvais parmi les pauvres hardes qui me restaient de mes parents, une vielle bible aux trois quarts déchirée. Mon père, à ce qu'on m'a dit, la lisait à la veillée. J’eus fantaisie d'y lire à mon tour. Le soir même je m'en confessai à Mr. Le curé de qui j'obtins sans peine l'absolution.


Il y avait aux dernières pages de ce livre, la figure gravée d'une bête dévorante, je ne me rappelle les paroles inscrites autour de l'image, elles ont hanté mes nuits: « la bête que je vis ressemblait à un léopard, ses pieds étaient comme les pieds d'un ours, et sa gueule comme la gueule d'un lion. Elle avait sept têtes, sur chacune de ces têtes un nom de blasphème...»


Cette bête de l'apocalypse, dont j'ai parlé depuis avec Mr. Le curé de Julianges, n'était-ce pas elle, peut-être, qui revenait en cette année 1765, dans le pays de Gévaudan, au plus lointain, au plus perdu du royaume de France, s'établir en maîtresse et nous faire tous périr au nom de Satan. Mr. L'abbé Portal commença par hausser ses larges épaules, mais quelques jours après, il m'avoua avoir réfléchi longtemps à l'idée qu'avait fait naître un vieux souvenir d'enfance.


Peut être la colère divine s'était-elle abattue sur nos têtes parce que nous l'avions mérité, par nos débordements, la tiédeur de notre foi, notre amitié, malgré tout gardée aux Huguenots. Mais eux non plus, la bête ne les épargnait pas, c'est qu'ils étaient pécheurs comme nous, peut-être davantage.


Tout ce que je raconte là, je le remue dans ma vieille caboche depuis des années et des années. Si quelqu'un lit jamais ce papier que je gribouille à la chandelle avant de prendre ma nuit, il me tiendra sans doute pour radoteur et n'aura point tort. Mais puisque je parle de la Bête, il faut bien que je marque l'état d'esprit qui était le notre. Personne, en effet, homme ou femme, jeune ou vieux, noble ou manant, en nos montagnes, qui ne sentit autour de lui s'épaissir un voile de mystère et la main de la mort sur soi.


Ce fut de Langogne que nous parvinrent les premières nouvelles. Depuis que l'homme de l’Évêque avait, au cabaret, commençait de semer l'émoi, chacun, dans sa maison, commentait la chose. On parlait bas autour des âtres, on tirait le volet et l'on poussait le verrou plus tôt qu'à l'ordinaire et les pères sermonnaient les filles.


- « Méfie-toi de tout ce que tu verras sortir du bois, crie aussi fort que tu pourras. Laisse la Bête te ravir un agneau ou un cabri si cela peut la satisfaire, il vaut mieux sacrifier une tête ou deux du troupeau et conserver la bergère, et quand tu partiras pour les champs, n'oublie pas d'emporter ta houlette, ton couteau et ton chapelet. »


Ces propos, à la vérité et tous ceux semblables, qu'on tenait sous chaque toit de chaume au village, étaient étranges. Les loups abondent dans notre froid pays et j'ai dis que ni Finette, ma mule, ni moi n'y prêtions attention. Pas de semaine ou l'on apportât au château la tête et les pattes d'un voleur de moutons. Chez nous les chiens sont dressés à courir sus aux bêtes féroces. Si donc, on tremblait si fort dans les chaumières de Julianges, dans la Margeride, tout le long de la vallée, c'est qu'il y avait là-bas autre chose qu'un loup. Le plus balourd des montagnards le sentait, le diable, vous dis-je, c'était le diable !


De Langogne, donc, on apprit qu'une jeune femme qui gardait ses vaches au pré, avait vu soudain une bête énorme sortir de la haie et bondir sur elle. Les chiens, de solides Mâtins, cependant, n'avaient pas bougé, ni grondé. Mais les vaches tête baissée, avaient chargé l'animal inconnu, à grands coups de cornes renvoyé dans le fourré. Par miracle sauvée, la femme avait eu pourtant le ventre blessé par le monstre.


C'était bien un monstre, à ce qu'elle disait, une bête grosse quasiment comme une génisse, noire de poil, plus claire au poitrail, une grande croix rougeâtre sur le dos, la queue forte et sans cesse remuée, un museau pointu, des yeux de feu et des pattes, mes amis, qui semblaient des mains ornées d'ongles acérés et pointus autant que des aiguilles. L'animal courrait vite et se tenait debout au dire de la jeune femme comme un ours qu'elle avait vu jadis à la foire de Florac. La gueule de la bête, surtout était horrible, rouge, paraissait pleine de sang, avec toute un armée de dents, à croire qu'elle en a trois rangs disait la bergerette.


Un médecin vint la voir et monsieur le Prieur et le capitaine des dragons qui tenaient alors garnison à Langogne. Ils en firent rapport à monsieur l’intendant. Celui-ci, dans son bel hôtel des Minimes à Montpellier, croyait avoir autre chose à penser qu'aux aventures des bergères du Gévaudan. Pourtant, quand le lendemain et les jours suivants, semblables rapports lui vinrent, d'autres paroisses souvent fort éloignées, et relatant mêmes histoires, Mr. De Saint Priest commença à s'alarmer.


Le récit ne variait guère. La Bête surgissait d'un trou, d'un buisson, d'un creux de rocher. Parfois elle se laisser tomber d'un arbre: la pastourelle, assise au pied d'un châtaignier, occupé à tricoter ses bas en gardant les moutons, s’effondrait soudain, écrasée sous le poids d'une masse velue qui lui serrait le col de ses griffes avant de lui labourer le ventre à coups de dents.


Quand, à ses cris, accourait un berger, un laboureur besognant aux champs voisins, il ne trouvait plus rien, sous un corps de jupe déchirée, un corsage en lambeau, qu'un pauvre corps déchiqueté sauvagement, une gorge ouverte d’où le sang ne coulait plus. Les brebis à deux pas de là, continuaient de paître comme si rien ne s'était passé. Les chiens hurlaient à la mort devant le cadavre, mais aucun d'eux ne portaient de morsure ni de trace de bataille, comme s'ils s'étaient enfuis à l'arrivée du monstre.


Tous les jours, c'était la même chose, de partout les mêmes et tragiques nouvelles arrivaient de bouches en bouches. A vingt lieux à la ronde, la mort frappait par les ongles et les dents d'une bête monstrueuse dont nul ne pouvait relever la trace ni découvrir le gîte, mais qui ne manquait jamais son coup.


Jamais ? Une fois, deux peut-être, sa proie faillit lui échapper. Un petit gars, comme Rouquet à cause de ses cheveux ardents, vaquait aux champs, occupé à tailler une baguette de sureau pour s'en faire un sifflet, quand la Bête apparut. Elle était couchée sur la terre et s'avançait en rampant, remuant la tête, sortant entre ses babines, une grande langue sanguinolente.


L'enfant restait là, immobile, cloué, incapable d'appeler, de crier. L'instant d'après, il roulait dans le fossé avec la Bête sur lui, tout à coup elle poussât un cri aigu qui ne ressemblait à aucun de ceux que poussent les bêtes fauves et elle s'enfuit vers le bois, sautillant sur ses deux pattes de derrière, au beau milieu de son poitrail, le couteau de Rouquet était planté.


Le pauvre petit n'avait pas pu se défendre, il gisait sans vie, mais le couteau qu'il tenait quand la bête l'avait attaqué, avait empêché du moins qu'elle le dévorât. Jean Peyrou, qui coupait le seigle sur la colline m'a conté la chose, il a vu très distinctement la Bête gagner l'orée du bois du Chapitre, un bout de lame brillait au soleil. Aussi bien on retrouvât le couteau, couvert de sang, du petit Rouquet, tout près de la lisière.


L'épouvantable bête, ne semblait avoir cure des troupeaux. Depuis qu'il est, en ce monde, des moutons et des loups, c'était la première fois qu'on voyait un loup dédaigner les moutons. Les agneaux pouvaient tout à leur aise gambader loin de leurs mères, les brebis ruminer à l'écart des chiens de garde, les chèvres s'égarer, les bourricots changer de pâtures, les oies et les dindons s’échapper le long des haies, point n'était besoin de s'inquiéter à leur sujet, tout ce monde bêlant et caquetant rentrait au village, sans qu'une tête du troupeau ne manquât à l'appel, le loup préférait les bergères. 


Et il la voulait jeune et bien en chair et de formes pleines. Les enfants lui plaisaient aussi, les bonnes joues roses, les petites épaules potelées et les nuques couronnées de blonds frisons. Sans doute la viande coriace des hommes ne tentait pas la Bête, sans doute aussi se méfiait-elle des paysans de chez nous qui ne sortent jamais sans leur « paradon », le couteau à lame ronde qui sert à tailler les sabots et qu'on fixe au bout d'un bâton.

On l'emploie d'ordinaire à tuer ls vipères qui abondent dans nos pierrailles et cherchent à téter les brebis. La Bête ne s'y frottait pas. Aussi bien, elle n'était guère carnassière, cette égorgeuse, elle ne dévorait pas ses victimes.


Il lui suffisait de les saigner au coup comme le font les fouines aux lapins, de leur taillader le bas du corps mais jamais elle n'emportait dans sa bauge la proie qui restait dans les champs. Les oiseaux de proie venaient du fond du ciel tourner autour des corps sanglants et c'est même à ce signe qu'on connaissait qu'un crime nouveau venait d'être commis.


Pendant deux ans et plus, nous vécûmes ainsi dans la terreur. La Bête allait, jalonnant de cadavres son passage de monts en monts, de vallée en vallée, de bois en bois. Les bois abondent dans le pays épais, broussailleux, impénétrable, semé de fondrières sournoises. Le plus noir est celui de Chamblard. Bien qu'il soit proche du bourg de la Besseyre, qu'il domine la route de Sargues ou passent les muletiers, c'est un lieu sauvage ou je ne m'aventurais pas volontiers. Il me semblait que, du bois funèbre, dressé au sommet de la crête descendaient les maléfices. Je sentais obscurément que parmi les malheurs du pays, mon malheur à moi, viendrait de ses sombres lisières.


Marinou, dont mon cœur était plein, prit fantaisie d'aller un jour d'été cueillir des mures aux buissons du Chamblard. Je l'en avait de mon mieux détourné, mais il suffisait que j'émisse un avis pour qu'elle adoptât aussitôt le dessein contraire, telle était sa manière de répondre à ma tendresse. Mes amours donc, vêtues de mousseline, gravirent la pente que couronne le bois. J'étais resté sur la route à surveiller de loin Marinou. La tache claire de sa robe disparut dans l'ombre. 


Soudain, j'entendis un cri, une longue plainte de terreur et de désespoir. J’eus vite fais de grimper la cote. Marinou était debout, immobile, appuyée contre un arbre, les vêtements en désordre, souillés de sang. Elle me regardait venir avec des yeux égarés, mais ne me laissa pas approcher. Comme une bête blessée à mort, elle s'enfuit en titubant dans le taillis. Je ne l'ai jamais revue, on retrouva son corps, noyé dans le ruisseau d'Auvers.


Les jours succédaient aux jours, les saisons aux saisons, chaque soir nous apportait les échos d'une attaque nouvelle, d'un nouveau crime. Une famille de plus était marquée au signe de la Bête, une maison encore sur le seuil de laquelle le curé venait jeter de l'eau bénite, un cercueil, après tant d'autres, qu'on menait au cimetière. La mort était partout et contre elle les hommes ne pouvaient rien. Du moins les pauvres gens que nous étions.


Des battues ? On en faisait tous les jours, les hommes du village partaient avec leurs faux, leurs fourches, leurs outils de travail, avec leurs chiens de garde et de vielles casseroles sur lesquelles ils tapaient pour faire du bruit, mais la Bête restait tapie et ne bougeait pas. Les chiens ne levaient que de maigres renards, quelques lapins, le plus pauvre gibier.


Les seigneurs d'Apchier, d'Albaret de Malzieu vinrent à la rescousse, ils étaient mieux armés et sonnèrent du cor à pleins poumons, mais les chevaux s’empêtraient dans les ronces, s'enlisaient aux tourbières. Nos bons seigneurs firent buisson creux tout comme les manants.


Nous n'en pouvions plus de terreur et d'angoisse. La Bête, on la voyait partout. Cette ombre que les ormeaux profilait sur la route, c'était elle, ces marques dans le sable, c'était la trace de ses pas, ce buisson qu'agitait le vent, ce tronc d'arbre desséché, ce tas de foin dans le chemin, ce morceau de pierre au calvaire de Julianges, tout ce que déforme la nuit, tout ce qui, dans les ténèbres, s'agrandit, s'allonge démesurément, tout cela c'était la Bête aux aguets, prête à bondir, rampant vers son œuvre de mort.


Ainsi, cette Bête, qui nous tué à petits coups, qui suçait le meilleur de notre sang, finissait par entrer dans notre vie, par se confondre avec elle, elle devenait une sorte de divinité hideuse avec qui nous étions contraints de vivre dans une épouvantable et constante familiarité.


Le souvenir de Marinou m'amenait souvent au bois de Chamblard. J'y allé désormais sans crainte. Aucun spectacle ne pouvait m'être offert pire que celui de mon amie déjà saisie par la mort. Un jour que j'errais sur la lisière, appelant et chassant tour à tour la chère image évanouie, je vis deux hommes sortir du taillis. Je connaissais bien Jean Chastel, fameux chasseur, déjà vieux mais le plus enragé louvetier du pays.


Il demeurait dans une masure à l'orée du bois du coté d'Auzenc, dont nul n'approchait jamais et sur laquelle couraient d'étranges rumeurs. Elle était pleine, disait-on, de dépouilles de chasse, de peaux de loups, de cranes terriblement édentés. Jean Chastel se ventait de n'avoir jamais tenu au bout de son fusil une proie qu'il n'eut abattue, de ses combats, il portait maintes cicatrices, mais en était toujours sorti vainqueur.


- « Salut petit Louis, que cherche-tu céans ? C'est un lieu bien solitaire pour un petit jeune homme habitué à courir les villes. Laisse ce séjour à des sauvages comme nous. »

Il paraissait chagrin et soucieux. Son chapeau tiré sur ses yeux me dérobait son regard.

- « Tu ne connais pas mon fils, Petit Louis ? Personne ne le connaît. Quand les barbaresques l'ont pris, tu étais à la mamelle et depuis longtemps déjà, il ne venait plus au pays. Regarde bien Antoine Chastel, dans les yeux, si tu l'ose, ne t'avise pas de te trouver sur son chemin, un jour qu'il n'aura pas désir de compagnie. C'est un bon conseil que je te donne. Adieu Petit-Louis. »


Ils rentrèrent dans le bois et je ne pensais pas à les suivre. Quand même les paroles du vieux n'eussent point été chargées de menaces mystérieuses, l'aspect de son fils eut détourné quiconque de les accompagner, un homme long, maigre, ployé en deux, la peau couleur d'olive, la tête basse couverte de mèches jaunes, une barbe longue au menton, l'air humble à la fois et inquiet, un je ne sais quoi de farouche et de craintif, comme on voit aux animaux captifs dans les cages de ménagerie.


Aux paroles de son père, il rit, d'un rire grinçant, j'aperçus sa bouche sous sa moustache, des dents aiguës, une langue rouge. Il toucha, en partant, le bord de son chapeau, je n'oublierai jamais ses mains, des mains longues, osseuses, aux ongles aigus, des mains pareilles à des griffes.


Je ne songeais plus à ce bizarre personnage. C'est plus tard seulement, beaucoup plus tard que son inquiétante figure est revenue à ma mémoire. Je me rappelai qu'il rôdait sans cesse dans le pays, passait des journées entières couché dans les buissons, loin des chemins, aux abords des pâturages écartés ou seules avec leurs troupeaux, les bergères attendent le soir. Par un curieux hasard, c'était dans les parages ou Antoine Chastel dormait sur des feuilles mortes que la Bête frappait et jamais il ne l'entendit, ni ne la surprit...


Monsieur l'intendant de Languedoc sentait frémir et se désespérer son beau pays de Gévaudan. Les officiers de police et de justice l'informèrent que le peuple murmurait, criant qu'on l'abandonnait, sans secours au monstre dévorant. Des dizaines, des centaines de victimes et nulle aide ne venait. Le Roi enfin fut averti. On ne faisait jamais en vain appel à l'affection qu'il portait au royaume. On apprit un beau jour, que de Versailles arrivait en personne, le porte arquebuse et lieutenant de chasse de sa Majesté, monsieur Antoine de Beauterne, accompagné d'une imposante compagnie de gardes-chasse, à pied et à cheval, des forêts royales.


Je les vit défiler. Ils étaient magnifiques à voir. Les gardes portant des baudriers aux armes de LI, AA. Les ducs d'Orléans et de Penthièvre, montaient de forts chevaux, au poil luisant, somptueusement harnachés et sellés. Les suivait un meute de griffons hérissés et forts en gueule, conduits par des valets de chiens à la livrée des princes. Tout ce beau monde partit en chasse dans un grand tapage de trompes et d'abois.


Souvent sur leur route, pendant les battues, les brillants chasseurs, aperçurent au détour d'une haie forestière, au débouché d'une clairière, Antoine Chastel qui coupait des fougères pour sa paillasse, ou qui ramassait des champignons, mais ils ne virent jamais la Bête. Dans le pays on commençait, non point à sourire, nul n'y songeait dans cette atmosphère de terreur, mais à hausser les épaules. Un beau jour, enfin, monsieur de Beauterne annonce que ses hommes avaient mis bas le monstre.


Ses gardes rapportèrent au Malzieu, un fort gros loup, noir rayé de feu, un garde d'Orléans nommé Rinchard, l'avait abattu d'un coup de canardière dans l’œil droit. Les gens du bourg accourus ne manquèrent pas de le reconnaître comme étant la Bête qui depuis près de trois ans semait la terreur. Monsieur de Beauterne retourna à la cour, il y arriva en triomphateur, emmenant avec lui le fameux loup dûment empaillé. La gazette de France célébra son exploit, le Gévaudan était officiellement délivré de la Bête. A Versailles on pensa à autre chose.


En Gévaudan, cependant, nous ne pouvions oublier notre malheur. Les gardes chasses du Roi n'étaient pas rentrés chez eux que la Bête recommença ses abominations. Elles durèrent pendant deux mois encore. De belles jeunesses donnèrent leur sang au monstre.


Le tocsin se reprit à sonner de clocher en clocher dans tous les villages, et le glas lui succédait. Jusqu'au jour, 17 Juin 1767, ou le vieux Jean Chastel passant à la Sogne-d'Auvers, aperçut la Bête et la tua d'un coup de fusil. Il en annonça la nouvelle le soir même sur la grand-place de la Besseyre et en même temps la mort de son fils Antoine qui s'était disait-il fracassé le crane en tombant d'une échelle dans la masure d'Auzenc.


Il l'avait enterré de ses mains dans le bois. Cette fois la Bête était bien morte. Jean Chastel fit le voyage à Paris, emportant la charogne dans sa carriole, espérant la présenter au Roi. Elle était si corrompue à son arrivée qu'on en pouvait approcher. monsieur De Bufflon, directeur du Jardin du Roi, voulut voir ce qu'était cette Bête fameuse. Il y dut renoncer et pensa défaillir, si forte était la puanteur.


Ainsi finit l'histoire de la Bête du Gévaudan dont la mort valut à Jean Chastel d'Auzenc, une prime de dix mille livres et la considération des braves gens.


Robert Burnand

31 octobre 1941


Grand merci à Patrick JEAN pour le document original.

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